Hamit Bozarslan, historien : « Les Kurdes veulent être les sujets de leur propre histoire »

mis à jour le Lundi 28 avril 2025 à 15h07

Lemonde.fr | Gaïdz Minassian

Dans un entretien au « Monde », le chercheur revient sur les siècles de lutte des Kurdes. Selon l’auteur, s’ils sont forcés d’accepter les conditions d’une puissance internationale pour assurer leur survie, les groupes minoritaires développent néanmoins des modes de résistance.

Les travaux de Hamit Bozarslan, directeur de recherche à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), sont consacrés à l’évolution du Proche-Orient et à la violence de cet espace stratégique. Spécialiste des systèmes politiques et des transitions démocratiques, cet historien et politiste qui est l’auteur de plusieurs livres sur le monde arabo-musulman vient de diriger l’ouvrage collectif Histoire des Kurdes, des origines à nos jours (Cerf, 624 pages, 29 euros).

Comment les organisations kurdes ont-elles accueilli la victoire de Donald Trump et les premières mesures prises par son administration ?

L’« egocratie » trumpienne est imprévisible mais les Kurdes syriens savent que leur destin dépend de la protection des Etats-Unis, qui les ont en partie trahis en 2018-2019. Washington sert en effet d’intermédiaire entre la Turquie et ses « proxys » [troupes auxilaires] syriens et kurdes, mais aussi entre ces derniers et le nouveau pouvoir syrien. Washington est en outre présent, avec Paris, dans le rapprochement entre les Kurdes d’Irak et de Syrie.

Vous écrivez que, depuis l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023, les leaders kurdes sont partagés au sujet de la recomposition du Proche-Orient. Pourquoi ?

Les leaders hésitent entre le malaise et l’espoir. Le malaise, car les mouvements kurdes sont traditionnellement propalestiniens. L’espoir, car Israël, militairement présent en Syrie, ne veut ni d’une extension de la zone d’influence turque dans la région, ni d’une Syrie forte : l’Etat hébreu soutient les minorités druze, kurde et sans doute alaouite.

Votre livre paraît cinq mois après la chute de Bachar Al-Assad en Syrie. La fin de cette dictature, comme celle de Saddam Hussein en Irak en 2003, a-t-elle été un facteur de développement de la cause kurde ou en a-t-elle montré les limites ?

Les deux. L’établissement, en 2005, d’une région fédérale au Kurdistan irakien et, dans les années 2010, d’une zone autonome, en Syrie, dépassant les régions kurdes a décloisonné l’ensemble du Kurdistan. Mais en raison de ces frontières, la classe politique kurde est fragmentée. La Turquie et l’Iran exercent en outre une pression extrême sur le Kurdistan irakien, et la première s’efforce d’étouffer l’autonomie kurde en Syrie.

Où en sont les relations, en Syrie, entre le nouveau pouvoir issu des milices islamistes anti-Bachar et les formations kurdes ?

Le nouveau pouvoir syrien est fragile, il gouverne dans un pays exsangue et il n’a pas les moyens d’entrer dans une nouvelle période de violence. D’où l’obligation, pour lui, de négocier avec les Kurdes : ils contrôlent près de 30 % du territoire syrien et ils ont, pour le moment, le soutien des Etats-Unis. Les Kurdes ne participent pas au gouvernement milicien de Damas, mais ils signent, avec lui, des mini-accords sur la gestion du pétrole, le contrôle sécuritaire, l’uniformisation du système éducatif ou le désarmement des milices proturques de la ville d’Afrin occupée par la Turquie en 2018 – celui-ci permettrait aux Kurdes qui ont été chassés de cette ville d’y retourner.

Vous ne vous attardez pas sur les tensions entre l’Iran et Israël ou sur le processus de négociation entre l’Iran et les Etats-Unis. Comment les organisations kurdes d’Iran se positionnent-elles sur ces deux sujets ?

Les organisations saluent toute mesure diplomatique ou politique qui pourrait, sans signifier une guerre, affaiblir l’influence de la Turquie et de l’Iran dans la région. En Iran, beaucoup d’opposants, dont les Kurdes, souhaitent désormais une intervention contre ce régime à bout de souffle, mais d’autres savent les risques d’un tel scénario.

A Ankara, le président Erdogan a déclaré tendre la main aux Kurdes, et, de sa prison, le leader kurde Abdullah Öcalan a appelé à la dissolution du Parti des travailleurs du Kurdistan. Est-ce le début d’un déblocage de la question kurde en Turquie ?

Il faut rester prudent. Quand on lit les déclarations d’Erdogan, deux points sautent aux yeux : il réduit la question kurde au terrorisme et il nie le fait qu’elle existe depuis le début de la République turque. A ses yeux, les résistances kurdes ne sont pas autonomes et les Kurdes ne sont pas les sujets de leur propre histoire : ils sont, selon lui, manipulés par d’autres forces. Cet argument est inquiétant car il a été utilisé, en 1915, pour justifier le génocide des Arméniens et la répression à l’égard des autres communautés chrétiennes de l’Empire ottoman.

Vous estimez que les Kurdes ont raté leur rendez-vous avec le modèle de Westphalie, qui consacre les principes de souveraineté, de territorialité et de réciprocité, car les Empires ottoman et perse se tenaient à l’écart des principes de l’Etat-nation. Peut-on comprendre la souveraineté sans passer par Westphalie ?

Ces deux Empires n’ont jamais été des entités westphaliennes : ils estimaient qu’ils avaient une mission historique, voire divine, de domination du monde. En 1920, lors de la signature du traité de Sèvres qui a démembré l’Empire ottoman, les Kurdes auraient pu devenir un Etat, mais ce projet a été entravé par la logique mandataire imposée au Moyen-Orient avec la création de l’Irak et de la Syrie et par le choix de nombreux dignitaires kurdes de soutenir Mustafa Kemal [premier président turc, au pouvoir de 1923 à 1938], qui leur promettait d’unifier le Kurdistan et de reconnaître leur existence.

Les idées des Lumières ont-elles eu une influence sur la formation des élites kurdes ?

Aux XIXe et XXe siècles, deux forces de résistance ont émergé au Kurdistan : une intelligentsia plus attachée à la notion de « nation » que d’Etat et des forces rurales – tribales et confrériques – qui, elles aussi, rejetaient l’Etat parce qu’il était interventionniste et centralisateur, et imposait ses normes, son système d’éducation, sa fiscalité et son service militaire. C’est la jonction de ces deux forces qui a permis aux Kurdes de disposer d’une force humaine de poids.

Ce modèle qui a duré jusqu’aux années 1970 n’est plus en place. Rural à 75 % en 1980, le Kurdistan l’est aujourd’hui à 20-25 % : les villes, désormais, dominent avec la formation de classes moyennes et des changements dans les mœurs. Il y a quarante ans, les familles kurdes avaient 7 à 8 enfants, aujourd’hui, elles en ont en moyenne 1,6 à 1,7. Cette évolution favorise le développement de l’intelligentsia.

Vous écrivez que la langue et la culture, non pas la religion ou l’ethnie, cimentent l’identité collective kurde. Est-ce la principale raison de l’émancipation des femmes ?

Face aux Etats musulmans qui divisaient le Kurdistan, les organisations kurdes ont mobilisé des discours, non pas religieux, mais symboliques – une historiographie commune, un panthéon kurde, un imaginaire cartographique kurde, un hymne national. La défense des femmes est en partie liée à cette marginalisation du fait religieux, même s’il existe une vague de conservatisme social.

Les femmes ont participé, dès les années 1960, à la contestation kurde. Aujourd’hui, des brigades de femmes participent à la lutte en Syrie ou en Turquie, et toutes les charges importantes – qu’elles soient politiques ou militaires – sont dédoublées dans un système de coprésidence où les hommes et les femmes partagent les responsabilités.

Quel rapport entretiennent les élites kurdes avec la notion du politique ?

Les révoltes kurdes du XIXe siècle défendaient l’autonomie locale contre un Etat : la grande révolte de 1880 a balayé une partie du Kurdistan ottoman et une autre du Kurdistan iranien. Le leader de cette révolte, Cheikh Ubeydullah, avait déclaré à une délégation américaine : « Désormais, les Kurdes veulent avoir leur propre justice et juger eux-mêmes leurs criminels. » Les Kurdes veulent être les sujets de leur propre histoire : ils se reconnaissent dans la théorie de Kant sur la sortie du statut de mineur et l’accès à celui du majeur.

Le référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien, organisé en 2017, s’est soldé par une victoire du oui à 92,73 %, mais rien n’a changé. Pourquoi le principe d’autodétermination a-t-il tant de mal à être efficient au Proche-Orient ?

Les blocages entre puissances entravent le processus d’autodétermination. Au début du XXe siècle, la division du Kurdistan était liée aux intérêts des vainqueurs de la première guerre mondiale – la France et la Grande-Bretagne – et, après 1945, l’Occident a soutenu la Turquie ou l’Iran alors que l’Irak et la Syrie devenaient en partie des « clients » de l’URSS.

Les peuples sans Etat sont-ils condamnés à être instrumentalisés par les puissances ?

Pour assurer leur survie, les groupes minoritaires sont souvent obligés d’accepter les conditions d’une puissance internationale mais ils ne sont pas pour autant passifs : ils développent de multiples modes de résistance. En Turquie, les candidats kurdes qui remportent des municipalités sont aussitôt démis de leurs fonctions, mais leurs victoires leur apportent une grande légitimité.

Comment expliquez-vous le renouveau actuel des études sur les Kurdes dans le monde ?

Par les progrès de la question kurde à l’échelle internationale, mais aussi par l’émergence, depuis vingt ans, d’une nouvelle génération de chercheurs, notamment kurdes. Loin de tout engagement politique, ils développent, dans le monde universitaire européen et américain, une lecture autonome du discours des organisations kurdes. Grâce à leur travail, il existe un champ d’études kurdes partiellement autonome des champs d’études sur la Turquie, l’Iran, l’Irak ou la Syrie.

« Histoire des Kurdes, des origines à nos jours » : la résistance d’un peuple sans Etat

La résilience serait-elle le moteur de l’histoire des Kurdes ? A la lecture de la somme dirigée par le politiste et historien Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, cette expression fourre-tout semble bien convenir à ce peuple sans Etat.

Lancée par le directeur de l’Institut kurde de Paris, Kendal Nezan, l’Histoire des Kurdes des origines à nos jours (Cerf, 624 pages, 29 euros) est consacrée à leur expérience du politique depuis l’Antiquité. Outre le choix du temps long – plus de 3 000 ans d’histoire –, cette plongée dans les origines et le développement du Kurdistan décrypte l’histoire des Empires ottoman et perse, puis celle des Etats-nations – Turquie, Iran, Syrie, Irak –, non pas par le centre du pouvoir, mais par la périphérie – un parti pris qui permet de découvrir leurs marges.

Dans un Moyen-Orient en recomposition permanente, les chercheurs donnent toute l’historicité qu’il mérite au phénomène kurde. Ce défi est relevé avec exhaustivité et originalité. Exhaustivité car l’ouvrage s’adresse avant tout aux étudiants et aux chercheurs spécialistes du Moyen-Orient : les contributeurs ont eu toute la place pour raconter l’histoire de ce peuple divisé aujourd’hui entre quatre Etats. Originalité car ce travail collectif comble un vide dans l’historiographie kurde en langue française.

A l’heure où les études kurdes sont florissantes, l’approche transnationale de l’ouvrage participe à la longue marche vers la souveraineté – impossible ? – d’un Kurdistan réunifié.

« Histoire des Kurdes, des origines à nos jours », sous la direction de Hamit Bozarslan. Préface de Kendal Nezan. (Cerf, 624 pages, 29 euros).