« Force chimérique ». Des combattants syriens, armés par la Turquie et à sa solde, en entraînement près d’Alep, en Syrie, le 29 décembre 2018. Révolutionnaires, djihadistes ou mercenaires, ces groupes rebelles, disparates, affichent des motivations variées.
Pillage. Afrine, 18 mars 2018. Un occupant syrien remorque des objets volés aux habitants après l’offensive des forces proturques contre les Unités de protection du peuple (YPG) kurdes.
lepoint.fr | De notre envoyé spécial en Syrie, Jérémy André | 10/01/2019
Manigances. Sans être cataloguées comme terroristes par l’Occident, les milices syriennes anti-Kurdes armées par la Turquie sont parfois liées aux groupes djihadistes.
« Force chimérique ». Des combattants syriens, armés par la Turquie et à sa solde, en entraînement près d’Alep, en Syrie, le 29 décembre 2018. Révolutionnaires, djihadistes ou mercenaires, ces groupes rebelles, disparates, affichent des motivations variées.
C’est la figure montante de la « rébellion » syrienne : Seif Boulad Abou Bakr, 30 ans, commandant de la Division al-Hamza, omniprésent pour annoncer à la presse l’opération que prévoit de lancer la Turquie contre les Kurdes du nord de la Syrie et critiquer ceux qui les soutiennent, comme Emmanuel Macron. Pourtant, en 2013, selon un portrait qu’en dresse l’analyste américain Nicholas Heras dans une revue de la fondation Jamestown, Seif Abou Bakr a été membre de l’Etat islamique (EI).
Ce commandant incarne les ambiguïtés des forces alignées par Recep Tayyip Erdogan contre les Kurdes : pour les uns, ce sont des révolutionnaires voulant renverser Bachar el-Assad ; pour les autres, des djihadistes liés à Al-Qaeda, à Daech, ou des mercenaires à la solde de la Turquie. Bien que ces groupes armés soient souvent éloignés des idéaux révolutionnaires de 2011, il serait réducteur de tomber dans le « tous djihadistes ».
Pour Heras, cette incertitude procède d’une stratégie délibérée du régime turc. « Depuis que la Turquie a lancé l’opération Bouclier de l’Euphrate, en août 2016, expliquet-il, elle s’est reposée sur une forme de force chimérique de groupes rebelles syriens disparates pour accomplir ses objectifs, que ce soit pour s’emparer deJarablous, d’Al-Rai, d’Al-Bab ou d’Afrine. » La Turquie maintient donc à dessein le caractère hybride et composite de ces forces.
Cocktail. Issue des premières années de la révolution, l’Armée syrienne libre (ASL), qui en regroupait une partie, n’a jamais été tout à fait unifiée. « L’Armée nationale syrienne [qui a succédé à l’ASL en 2017, NDLR] n’inclut que certains éléments de la force chimérique soutenue par la Turquie et n’est, au mieux, qu’une force de gendarmerie pour administrer les zones de la Syrie sous contrôle de la Turquie », poursuit Heras.
Cette organisation décentralisée est plus flexible qu’un groupe unique. Certes, bien plus puissant, le Front al-Nosra (rebaptisé Front Fatah al-Cham), classé comme terroriste du fait de ses liens avec Al-Qaeda, isolé, a perdu la possibilité d’être appuyé par des partenaires internationaux. La « chimère rebelle » permet au contraire de diluer les éléments les plus radicaux aux côtés de forces plus modérées. Et d’intégrer des groupes aux buts variés : opposants au régime, islamistes, ainsi que mercenaires et unités ethno-nationalistes, surtout des groupes turkmènes rêvant d’être rattachés à un nouvel Empire ottoman.
Pillage. Afrine, 18 mars 2018. Un occupant syrien remorque des objets volés aux habitants après l’offensive des forces proturques contre les Unités de protection du peuple (YPG) kurdes.
Ligne rouge. Lui-même turkmène, Abou Bakr appartient à cette dernière catégorie. Dès 2014, il a quitté Daech. Les médias turcs en font alors un des visages de l’opération turque pour reprendre sa région natale d’Al-Bab à l’EI, fin 2016. Il en serait depuis le « gouverneur de facto », selon Heras. Il a enfin participé à la conquête d’Afrine, ville kurde du nord-ouest de la Syrie, dont plus de 200 000 habitants ont été chassés en mars 2018. Ce fait d’armes lui vaut la faveur des ultranationalistes turcs, qui soulignent son identité turkmène.
Interviewé par Le Point début décembre 2018, un civil kurde, qui a vécu à Afrine dans une zone occupée par la Division al-Hamza, décrivait le racket et l’expulsion des Kurdes, l’emploi d’enfants soldats par les groupes armés et l’existence d’un camp d’entraînement au djihad. Dans un rapport remis en septembre 2018, la commission d’enquête sur les droits de l’homme en Syrie s’est inquiétée de ces multiples abus contre la population kurde originelle de cette région. Soucieuse d’éviter toute poursuite internationale comme force occupante, la Turquie veille à ce que ses supplétifs ne franchissent pas la ligne rouge. Derrière son apparence hétéroclite, la composition de cette coalition est millimétrée. Comme le résume Heras, c’est une « horde organisée, tenue en ligne ». Chaque groupe prône un degré spécifique d’islamisme radical, d’application de la charia et de djihadisme, mais sans afficher un projet de djihad contre l’Occident : aucun n’est classé comme terroriste par les Etats-Unis.
« La priorité affichée par ces groupes reste de renverser le régime d’El-Assad », précise Heras. Elle n’est pas de protéger l’Occident contre les organisations terroristes. « La Turquie essaie de vendre à l’équipe de Trump un mensonge : que ses forces seraient tout aussi aptes à éliminer l’EI que les Forces démocratiques syriennes [FDS], menées par les Kurdes. » Or la Turquie n’a que très peu combattu les organisations djihadistes. « Son unique préoccupation, ce sont les Kurdes syriens. » Quant à l’EI, qui tient quelques villages le long de l’Euphrate, près de Deir ez-Zor, à plus de 200 kilomètres de la frontière turque, on voit mal comment la Turquie et ses alliés pourraient s’y attaquer dans l’immédiat.
Fer de lance. Cependant, selon Heras, le plus problématique n’est pas cette relation à Daech ou à l’ex-Front al-Nosra, mais un groupe de cette coalition chimérique : Ahrar al-Charqiya. « Les groupes radicaux djihadistes sont minoritaires dans l’ensemble de ces forces, nuance-t-il. Mais la Turquie a clairement indiqué qu’elle souhaite faire d’Ahrar al-Charqiya le fer de lance de son offensive contre les Kurdes syriens, en particulier à l’est de l’Euphrate, au prétexte que ses combattants seraient originaires de la province de Deir ez-Zor et donc de la région. Or Ahrar al-Charqiya est la décharge d’anciens d’Al-Qaeda et de Daech ! »
Créé par un renégat de l’EI en Irak et un des fondateurs du Front al-Nosra, Ahrar al-Charqiya est décrit comme un groupe djihadiste appliquant une loi islamique stricte. Fin 2018, une vidéo figurait un long convoi de ce groupe cheminant en direction des zones kurdes, au son d’un nachîd (chant religieux) de Daech. Dans une autre vidéo, un combattant d’Ahrar al-Charqiya, en route vers Manbij, ville contrôlée par les FDS, brandit son couteau et annonce : « Nous venons pour vous, Kurdes infidèles ! » §