Irak, la nouvelle donne

Info LE MONDE [20 octobre 2005 ]
Ali : Bonjour, je suis très intéressé par les réactions négatives des voisins de l'Irak, quant à sa future "identité". Le fédéralisme inscrit dans la Constitution, inquiète au plus haut point l'Arabie, la Jordanie et l'Egypte. En clair, c'est la perspective d'une victoire du oui, et de l'installation d'un pouvoir décentralisé au profit des chiites et des kurdes, qui inquiète. Ce modèle ne risque-t-il pas de rendre encore plus difficile la stabilité en Irak ?

Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et auteur de "La Question irakienne" (Fayard) | DRDR - Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et auteur de "La Question irakienne" (Fayard)


Pierre-Jean Luizard : Il y a effectivement une inquiétude naturelle des pays de la région, à l'exception de l'Iran, pour l'instant, qui pense avoir durablement assis son influence en Irak par le biais d'une communauté chiite qui se croit aux portes du pouvoir. Les pays arabes et la Turquie, notamment, à majorité sunnite, comme on le sait, s'inquiètent d'une éventuelle partition de l'Irak sur une base communautaire, ethnique et confessionnelle, dont ils savent qu'elle serait, sous couvert d'un fédéralisme poussé à son extrême, une source permanente d'instabilité qui déborderait très largement les frontières de l'Irak. A cela, il faut ajouter un anti-chiisme et une suspicion à l'égard des Kurdes dans les pays arabes à majorité sunnite, et notamment en Arabie où la tendance wahhabite de l'islam au pouvoir officiellement est connue pour son anti-chiisme virulent. L'Irak est aujourd'hui confrontée à une double impossibilité, l'impossibilité de reconstruire un pays unifié sur une base communautaire, comme c'est le cas actuellement, et la seconde impossibilité, c'est la partition de l'Irak sur ces mêmes bases communautaires qui condamnerait la société irakienne à des guerres intercommunautaires sans fin.

M.Mendes : Que va permettre d'apporter la nouvelle Constitution si elle est acceptée par le peuple irakien ?

Pierre-Jean Luizard
: Il faut d'abord connaître les résultats du référendum et voir si ces résultats ne sont pas contestés par une partie des Irakiens. Les délais demandés par la Commission électorale pour rendre publics ces résultats alimentent aujourd'hui les craintes des Arabes sunnites, qui craignent une immense manipulation dans la province majoritairement arabe-sunnite de Ninive (Mossoul), afin de priver les Arabes sunnites de la possibilité de bloquer l'actuelle Constitution par des voies légales et pacifiques. Il faut rappeler que les deux tiers de "non" dans trois provinces sont nécessaires pour que la Constitution soit rejetée, et l'on sait d'ores et déjà que deux provinces, celles d'Al-Anbar (Falloujah) et Salah-Aleddin (Tikrit), ont réuni les deux tiers de "non" à la Constitution, ce qui fait des résultats de Mossoul un test décisif pour savoir si la Constitution sera adoptée ou non. Si la Constitution était adoptée, elle serait aussitôt rejetée par une immense majorité des Arabes sunnites qui crieraient à la fraude, probablement à juste titre, et qui en concluraient qu'il ne leur est pas possible de s'opposer à cette Constitution ni au processus en cours de façon pacifique. Dès lors, il y a tout lieu de craindre un retour à la violence massive, y compris de la part de ceux qui avaient un moment parié sur leur possibilité de s'insérer dans le processus de reconstruction politique.

Saddam : Quel sera le sort de la minorité sunnite dans le nouvel Irak ?

Pierre-Jean Luizard
: Le sort réservé aux Arabes sunnites en Irak selon les termes de la Constitution sera immanquablement celui d'une minorité sans pouvoir et sans ressources. On sait que les chiites notamment font un préalable non négociable de la possibilité de deux provinces au moins de se constituer en super-région à l'image du Kurdistan, si un tiers du Conseil provincial l'approuve ou, à défaut, 10 % des électeurs. C'est la tromperie à laquelle les Arabes sunnites seront confrontés après la publication des résultats du référendum, car on leur a fait croire que tout serait renégociable par la suite. Si Chiites et Kurdes s'engagent dans une politique de cavalier seul, les sunnites se retrouveront dans tous les cas dans une situation que l'immense majorité d'entre eux refusera.

"UNE RECONSTRUCTION COMMUNAUTARISTE À LA LIBANAISE"

Jb
: Quand on voit une petite minorité supporter encore Saddam Hussein lors de son procès, n'y a-t-il pas encore le risque d'une prise de pouvoir plus ou moins par la force, et plus ou moins militaire de la part des différents groupes et ethnies présentes dans le pays ?Pierre-Jean Luizard : Saddam Hussein n'est plus aujourd'hui une figure emblématique, y compris pour les groupes de la résistance armée. Les Arabes sunnites, qui avaient été la base sociale de son régime, avaient été à leur tour soumis à la répression (c'est le cas notamment des Dulaym et des Joubouri) et les seuls aujourd'hui qui gardent une nostalgie pour ce régime se limitent au cercle élargi du clan de Saddam Hussein, notamment dans la région de Tikrit, sa ville natale. Il n'y a donc plus aujourd'hui de risque de voir l'ancien dictateur revenir au centre d'enjeux politiques, où il apparaît très largement comme une figure du passé. La guérilla sunnite en Irak se réclame aujourd'hui de l'islam ou d'une vision nationaliste arabe où Saddam Hussein n'a plus sa place.

La reconstruction politique en cours sous l'égide américaine est une reconstruction communautariste à la libanaise : on prend les victimes de l'ancien système fondé par les Britanniques dans les années 1920 (les chiites et les Kurdes), et on recommence à vouloir reconstruire un système sur des bases communautaires. Les chiites et les Kurdes, contrairement aux Arabes sunnites dans les années 1920, seront très probablement frustrés de leurs espoirs quand ils constateront que le nouveau système où ils apparaissent être les principaux bénéficiaires ne pourra trouver de stabilisation et que leur pouvoir, en conséquence, ne pourra se passer d'une présence militaire étrangère prolongée. Il faut rappeler que ce qui oppose aujourd'hui les Arabes sunnites aux vainqueurs des dernières élections, Chiites et Kurdes, oppose également les Chiites aux Kurdes et que la surenchère communautaire a conduit les acteurs politiques irakiens à des revendications incompatibles les unes avec les autres qui empêchera finalement ce nouveau système de trouver une stabilité minimum.

Lavo : Quelle autre base que la base communautaire dans un pays dont un des principaux besoins de la population est la reconnaissance de l'identité ?

Pierre-Jean Luizard : Contrairement à ce que l'on entend dire souvent, l'Irak n'est pas une simple juxtaposition de communautés, mais présente une identité particulièrement forte, ce qui a été manifesté au cours de l'histoire, notamment lors de la révolution de 1920 contre le mandat britannique, où Sunnites et Chiites se sont retrouvés côte à côte pour dénoncer la décision de la Société des nations (SDN) attribuant ce mandat aux Britanniques. Cependant, il faut reconnaître que cette identité irakienne est essentiellement arabe (80 % de la population irakienne est arabe), marquée par cette majorité chiite, où le mouvement de lutte contre la domination européenne a toujours été mené par la direction religieuse chiite, qui a accueilli lors des insurrections certains dirigeants du mouvement patriotique de Bagdad, bien que sunnite. La seule région dont l'irakité pose problème est effectivement le Kurdistan, qui ne fait pas partie de l'Irak arabe historique et qui a été annexé par le royaume hashémite d'Irak en 1925 sur l'insistance des Britanniques après la découverte du pétrole dans la région de Kirkouk (à l'époque, le vilayet de Mossoul était également revendiqué par la Turquie kémaliste). Les promesses faites aux Kurdes d'un Etat indépendant par les Alliés au moment de la première guerre mondiale, on le sait, ont été trahies. Les Kurdes n'ont plus aujourd'hui d'autre choix, dans le contexte irakien et régional actuel, que de négocier avec les Arabes d'Irak un nouveau contrat de coexistence qui les protège d'un pouvoir répressif et qui permette la reconnaissance de leur identité.

Le fédéralisme est certainement la meilleure solution pour la reconnaissance de cette identité, à condition qu'il ne soit pas basé sur des critères ethniques qui impliquent le tracé d'une frontière entre Arabes et Kurdes, ce qui serait, dans des zones riches en pétrole, la source d'une guerre sans fin. En revanche, l'affirmation d'un partenariat entre Arabes et Kurdes au niveau de l'Etat central, qui permettrait aux Kurdes partout en Irak, et pas seulement au Kurdistan historique, de voir leurs droits respectés et reconnus, serait pour eux la meilleure solution.

En ce qui concerne les Chiites, la reconnaissance de leur identité majoritaire pourrait passer par un concordat entre l'Etat irakien et la Marja'ayya (la direction religieuse chiite), un peu à l'image du concordat passé entre l'Etat italien et le Vatican. De cette façon, la reconnaissance des différentes identités irakiennes ouvrirait un espace public permettant à tous les Irakiens de se reconnaître dans le nouveau système politique, au lieu de fermer cet espace public, comme c'est le cas aujourd'hui, où ces différentes identités sont mises en concurrence les unes avec les autres dans des revendications communautaristes incompatibles.

L'ECHEC DES AMERICAINS

Zianea
: Le procès de Saddam Hussein qui vient de s'ouvrir et qui semble très suivi en Irak peut-il servir à quelque chose dans le processus de reconstruction de ce pays ?

Pierre-Jean Luizard : L'immense majorité des Irakiens sait que ce procès ne peut être, dans les circonstances actuelles, qu'une mascarade et personne n'attend aujourd'hui de véritable procès politique du dictateur déchu. Du coup, les réactions vis-à-vis de Saddam Hussein sont bien davantage du ressort d'un désir de vengeance. En l'absence d'espoir d'un véritable procès, qui n'occulterait pas la responsabilité des grandes puissances, et en premier celle des Etats-Unis, dans tous les crimes qui lui sont aujourd'hui reprochés, beaucoup préféreraient en fait une justice expéditive qui aurait au moins le mérite, sinon de racheter les souffrances passées, du moins d'étancher un peu la soif de vengeance que ressentent beaucoup d'Irakiens aujourd'hui.

Tolstoi : Si les Etats-Unis réussissent en Irak, c'est tout le Proche Orient qui basculera dans le camp de Washington et qui sera sous tutelle pendant un siècle au moins. L'Irak est une pièce maîtresse du monde Arabe car c'est le pays le plus développé et le plus riche. Qui contrôle l'Irak contrôle le Monde Arabe. Qu'en pensez-vous ?

Pierre-Jean Luizard : Si vous vous inquiétez d'une réussite possible du processus actuel sous l'égide américaine en Irak, je peux, selon mes propres analyses, vous rassurer. Car je ne vois pas comment ce processus pourra réussir. Les Américains ont cru pouvoir reconstruire un Etat irakien sous leur égide, à la libanaise, en mettant les différentes communautés irakiennes en compétition les unes avec les autres. C'était la base même du principe qui a présidé à la reconstruction depuis le début.

Mais après avoir été les pyromanes d'une société irakienne qu'ils ont durablement divisée, les Américains sont tombés dans leur propre piège, puisqu'ils ne pourront jamais se désengager de l'Irak s'il n'existe pas un gouvernement suffisamment stable et à la légitimité reconnue à qui remettre le pouvoir. Or, on le voit aujourd'hui, le vice d'une reconstruction à la libanaise en Irak est non seulement qu'il y a toujours un exclu (les Arabes sunnites), mais que ceux qui sont les principaux bénéficiaires, ou qui se croient tels, au moment décisif, manifesteront également des divergences irrémédiables (Chiites et Kurdes). Les Américains ont remis localement le pouvoir à des forces communautaires (les partis kurdes dans la zone kurde et les milices chiites dans la zone chiite), et désormais, le rapport de force ne leur permet plus d'imposer à celles-ci de trouver un consensus et de trouver un compromis avec les Arabes sunnites. Cela a été illustré au moment du référendum constitutionnel, où les Américains ont tenté de faire croire aux Arabes sunnites que les Chiites et les Kurdes leur permettaient de faire entendre leur voix dans le cadre du processus actuel. Les Chiites ont en effet officiellement admis que tout serait renégociable après le référendum constitutionnel, mais ils ont en même temps affirmé qu'un principe n'était pas, lui, négociable : la possibilité de deux ou plusieurs régions de se constituer en super-région, ce qui vide de leur contenu les promesses faites aux Arabes sunnites d'une renégociation possible après l'adoption de la Constitution, puisque tout semble joué d'avance.

Phil : Les Etats-Unis garderont-ils contractuellement une part du contrôle des exploitations pétrolières irakiennes après leur éventuel retrait ?

Pierre-Jean Luizard
: Pour se retirer d'Irak, les Américains ont besoin d'une stabilité politique et d'un gouvernement légitimement reconnu par l'ensemble de la population irakienne, ce qui ne sera probablement jamais le cas. De ce fait, ils semblent condamnés à devoir demeurer militairement en Irak comme une puissance occupante, ce qui va, en retour, continuer à alimenter les braises du communautarisme. Les tentatives de création d'un émirat pétrolier chiite dans le Sud, à l'image des émirats et des pétromonarchies du Golfe, n'auront dans ce contexte que peu de chances de voir le jour et les bénéfices que les Etats-Unis pourraient retirer de leur présence en Irak du point de vue pétrolier risquent de ce fait d'être réduits à néant dans la mesure où l'instabilité et l'insécurité continueront d'empêcher les compagnies américaines d'investir sur le pétrole irakien, dont le coût demeurera prohibitif à cause de l'insécurité persistante.

Diooni : Quelle sera donc alors la situation de la région dans 10 ans ?

Pierre-Jean Luizard
: Que se passera-t-il s'il s'avère que la reconstruction tentée aujourd'hui par les Américains en Irak échoue ? C'est une question à laquelle il est difficile de répondre, mais si l'on pense que cet échec est inévitable, peut-être vaudrait-il mieux pour les Américains l'anticiper en annonçant dès aujourd'hui un calendrier de retrait, car plus cette annonce tarde, plus les choses empireront en Irak, autant pour eux que pour les Irakiens, et même si l'annonce d'un retrait sera considérée comme une victoire d'Al-Qaida en Irak, il vaudra mieux prendre les devants dès aujourd'hui, plutôt que dans quelques années, où l'échec américain aurait dès lors des conséquences beaucoup plus tragiques pour les pays occidentaux dans la région.

Chat modéré par Constance Baudry et Karim El Hadj