jeudi 27 janvier 2005
Dimanche auront lieu les premières élections véritablement pluralistes de toute l'histoire du pays pour élire une Assemblée nationale chargée de l'élaboration de la Constitution.
Par Kendal NEZAN oins de deux ans après le renversement du régime de Saddam Hussein, l'Irak organise ce dimanche 30 janvier les premières élections véritablement pluralistes de toute son histoire. Plus de 250 listes couvrant l'ensemble des sensibilités politiques, culturelles et confessionnelles du pays sont en compétition pour l'élection d'une Assemblée nationale de 275 sièges chargée notamment de l'élaboration de la Constitution et de la mise en place d'un gouvernement bénéficiant des suffrages de la majorité de la population.
Les électeurs irakiens désigneront le même jour les membres des conseils départementaux, et les Kurdes auront, en plus, à voter pour le renouvellement des 111 sièges du Parlement du Kurdistan.
Les enjeux sont de taille car ce sont ces institutions élues, dotées d'une légitimité démocratique, qui vont décider du sort de l'Etat irakien, des conditions de cohabitation entre ses diverses composantes ethniques et religieuses et de ses relations avec les puissances étrangères, y compris et surtout avec les Etats-Unis.
Hormis la minorité arabe sunnite, déchirée entre multiples factions, terrorisée par les jihadistes du groupe Al-Zarqaoui et les réseaux de la Gestapo baasiste (Moukhabarat), chaque communauté se prépare activement au scrutin dans l'espoir de pouvoir peser sur les décisions liant l'avenir du pays pour plusieurs générations.
Tout d'abord les chiites, pratiquement exclus du pouvoir depuis la conquête ottomane du XVIe siècle, qui entendent, sinon prendre leur revanche, du moins avoir enfin un poids proportionnel à leur importance numérique. Une liste composée sous l'égide de leur chef spirituel, le grand ayatollah Sistani, et comprenant les deux principaux partis religieux chiites (Dawa et Conseil suprême de la révolution islamique en Irak) ainsi que le Congrès national irakien d'Ahmed Chalabi, des chefs de tribu, et certaines personnalités indépendantes, ambitionne de recueillir une majorité de voix chiites. Cette liste, appelée l'Alliance unifiée irakienne, a bénéficié de l'appui multiforme de l'Iran, qui ne lésine pas sur les moyens pour obtenir par les urnes une Assemblée irakienne à majorité pro-iranienne, et de se servir de cette carte, sinon pour pousser les Américains vers la sortie, du moins pour marchander avec eux un compromis avantageux dans le bras de fer qui l'oppose à Washington.
Tous les chiites ne sont évidemment pas partisans des partis religieux. La Liste irakienne conduite par le Premier ministre Iyad Allaoui, chiite laïque, entend obtenir une partie de leurs suffrages ainsi que ceux des ex-baasistes sunnites non saddamistes. La coalition Union du peuple formée par les communistes et les petits partis socialiste et social-démocrate espèrent également attirer vers eux une partie des voix chiites.
Pour réduire le risque d'une assemblée dominée par un bloc chiite religieux et défendre l'opinion d'un Irak fédéral, démocratique et laïque, les deux principaux partis kurdes le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) ont forgé une coalition regroupant les autres formations du Kurdistan, y compris les partis des minorités chrétienne et turkmène, à l'exception du Front turkmène, financé et soutenu par Ankara. Cette liste, appelée Alliance du Kurdistan, sera en lice sur tout le territoire de l'Irak. Outre les Kurdes, les Assyro-Chaldéens et les Turkmènes, les Arabes irakiens, en particulier les femmes, attachés aux valeurs laïques et au fédéralisme, auront ainsi la possibilité de voter pour cette liste, qui est la principale concurrente de l'alliance chiite et qui pourrait raisonnablement obtenir un bon quart de suffrages.
L'élection pour le Parlement du Kurdistan sera, elle, sans surprise... Malgré la présence d'une dizaine de listes, dont plusieurs émanant de la société civile ou de formations d'extrême gauche, la liste parrainée par le PDK et l'UPK, comprenant les partis chrétiens, les partis turkmènes, le PC kurde et le Parti islamique, devrait obtenir plus de 90 % des sièges. Une première dans le monde musulman : 33 % des parlementaires du Kurdistan seront des femmes, en attendant de parvenir à la parité d'ici une quinzaine d'années. L'Assemblée irakienne réserve de son côté 25 % de ses sièges aux femmes.
On sait d'ores et déjà qu'à l'issue du scrutin régional kurde le leader du PDK, Massoud Barzani, deviendra le président du Kurdistan, le poste du Premier ministre régional sera attribué à sa formation tandis que la présidence du Parlement reviendra à une personnalité de l'UPK. Le chef historique de l'UPK, Jalal Talabani, sera, lui, candidat à celle des trois hautes fonctions du gouvernement de Bagdad qui reviendra aux Kurdes. Les partenaires chrétiens et turkmènes des Kurdes, qui se considèrent et qui sont des citoyens de plein droit du Kurdistan, seront représentés proportionnellement dans les instances du Kurdistan et du gouvernement central, ce qui est considéré comme une mesure de justice et n'exclut nullement que des personnalités issues de ces minorités assument d'autres responsabilités, puisque actuellement le vice-Premier ministre du Kurdistan est un chrétien. Le gouvernement kurde pratique aussi une politique d'accueil généreuse envers les chrétiens fuyant les persécutions des bandes terroristes dans l'Irak arabe. Un décret leur accorde la priorité pour le logement et l'emploi.
Dans le «triangle sunnite» en proie aux violences et aux menaces terroristes contre les candidats et les électeurs, le taux de participation risque d'être faible. Un report éventuel du scrutin demandé par l'ancien ministre Adnan Pachachi n'aurait probablement rien changé à la donne. La mouvance salafiste, assez influente en pays sunnite, est farouchement opposée à toute forme de démocratie tout comme d'ailleurs les baasistes, qui ont toujours méprisé les élections comme un moyen de diviser la nation arabe. Pour l'idéologue du Baas, Michel Aflaq, c'est le Parti qui incarne la volonté de la nation et cette «volonté nationale» peut être incarnée par le leader du Parti. Ce n'est donc pas aux «masses ignorantes» de décider du sort de la nation. Les partis sunnites libéraux émergents comme l'Assemblée de démocrates indépendants d'Adnan Pachachi, le Parti des Irakiens du Président Ghazi al-Yaouar ou le vieux Parti national démocratique reconstitué de Nasser Kamel al-Chaderchi n'auront pas la tâche aisée pour trouver des partisans dans un milieu sunnite conditionné de longue date par une culture antidémocratique.
Les dirigeants traditionnels de la minorité arabe sunnite, qui représente environ 17 % de la population irakienne, ne semblent pas réaliser encore que le temps de leur domination absolue du pays au nom du nationalisme panarabe est révolu, que s'ils veulent préserver l'unité de l'Irak ils doivent accepter le jeu démocratique. Leur seule option raisonnable serait de s'adapter aux nouvelles réalités en adhérant au projet d'un Irak fédéral et laïque afin de s'associer aux Kurdes pour équilibrer le poids des chiites. Sinon, la persistance des violences des groupes sunnites soutenus par des pays arabes voisins pourrait finir par exaspérer les chiites et les Kurdes et conduire à l'éclatement de l'Irak.
Organisées dans un climat d'insécurité, dans un pays occupé, ne disposant encore ni d'une administration compétente ni même de registres électoraux fiables, les élections irakiennes seront certainement imparfaites. Le mode de scrutin choisi la proportionnelle intégrale considérant l'Irak comme une seule circonscription aura l'avantage de permettre à de nombreux courants d'être représentés au Parlement et de donner ainsi une image aussi fidèle que possible de la physionomie politique du pays. Mais ce mode équitable a aussi pour corollaire la dispersion des voix avec le risque d'aboutir à une Assemblée difficile à gouverner qui sera contrainte de développer une culture de compromis comme les Italiens ont su le faire pendant des décennies.
Une Assemblée irakienne élue dans des conditions raisonnables de régularité et reconnue comme légitime par les principaux partis irakiens sera une chance à la fois pour les Irakiens, pour la coalition et pour l'ONU. Les premiers pourront ainsi prendre enfin en main leur destin, après tant de décennies de dictature et de souffrance. Les Américains et leurs alliés pourraient aussi se targuer d'avoir apporté la démocratie à l'Irak et disposer aussi d'une stratégie de sortie honorable. L'ONU, qui a fixé le calendrier des élections et de la transition, pourrait mobiliser davantage ses membres, y compris les pays longtemps récalcitrants comme la France et l'Allemagne, pour accompagner la tâche de la stabilisation et de la reconstruction de l'Irak. Le pari d'un Irak démocratique et stable, qui est dans l'intérêt de toutes les démocraties, ne peut être gagné que si elles agissent de concert.
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