Ekrem Imamoglu, le nouveau maire d’Istanbul, dimanche 23 juin 2019. Onur Gunay / AP
lemonde.fr | Philippe Escande, éditorialiste | 24/06/2019
Éditoria. Avec la victoire de l’opposant Ekrem Imamoglu dimanche, dont la première élection aux municipales avait été annulée fin mars à la requête du président turc, Recep Tayyip Erdogan a mis en selle son challenger pour la présidentielle de 2023.
L’éclatante victoire d’Ekrem Imamoglu, le candidat du Parti républicain du peuple (CHP), la principale force d’opposition turque, élu maire d’Istanbul, dimanche 23 juin, avec neuf points d’avance, ne constitue pas seulement un cinglant revers pour le président, Recep Tayyip Erdogan. EIle est aussi lourde de menaces pour l’avenir politique du leader islamiste dont le parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), règne sans partage sur la Turquie depuis novembre 2002.
Bien plus qu’une élection municipale, ce vote avait valeur de test pour la popularité de M. Erdogan et de l’AKP, sur fond de graves difficultés économiques. Sous la pression de son entourage et après deux jours d’hésitation, le président turc avait décidé d’imposer l’annulation de l’élection d’Ekrem Imamoglu, remportée de justesse, le 31 mars, avec seulement 13 000 voix d’avance sur quelque 10 millions de votants. M. Erdogan a perdu son pari. Son virage autoritaire et nationaliste a effacé l’image de libéral pro-européen de ses débuts et l’a coupé des parties les plus dynamiques de la société turque, en particulier des classes moyennes urbaines. Pour l’emporter, cette fois, au vu de l’avance en voix du candidat de l’opposition, le régime aurait dû avoir recours à des fraudes massives.
Double défaite
Pour celui que ses partisans surnomment encore le « reis », il s’agit d’une double défaite. M. Erdogan, qui avait commencé son ascension politique comme maire de la métropole du Bosphore, aime à rappeler que « remporter Istanbul, c’est remporter la Turquie ». Perdre cette ville qui concentre un bon tiers de la richesse nationale, c’est aussi, pour le parti au pouvoir, perdre des ressources précieuses pour nourrir entrepreneurs amis et clientèles électorales.
Cet échec est d’autant plus amer pour le président Erdogan qu’en imposant de rejouer le match, il a mis en selle son challenger pour la prochaine présidentielle de 2023. Celle-ci aura valeur de symbole : elle aura lieu l’année du centenaire de la République laïque, créée sur les décombres de l’Empire ottoman par Mustafa Kemal, en s’inspirant du modèle jacobin.
Inconnu du grand public il y a trois mois, lorsqu’il était simple maire d’arrondissement, Ekrem Imamoglu est devenu avec ce second scrutin, remporté beaucoup plus largement que le premier, le leader à même de réunir toutes les oppositions, comme il l’a fait dimanche. Laïc sans être laïcard, libéral et de centre gauche, né dans une famille plutôt conservatrice de Trabzon, sur la mer Noire, il a été capable de rassembler les suffrages des déçus de l’AKP aussi bien que ceux de la gauche et des Kurdes. Méprisés, réprimés, les Kurdes, parmi lesquels de nombreux élus et maires sont emprisonnés, ont un poids électoral déterminant. Ils ont clairement choisi l’opposition.
Pour la première fois depuis 2002, cette autre Turquie, qui dit non à Erdogan et qui représente une bonne moitié de l’électorat, a trouvé la figure charismatique autour de laquelle faire bloc. Malgré la répression qui a suivi le coup d’Etat manqué de juillet 2016, avec 55 000 arrestations et 150 000 fonctionnaires limogés, la société civile turque a résisté. L’autoritarisme n’est pas invincible. Nul doute que le message des électeurs d’Istanbul résonnera dans un certain nombre de capitales contrôlées, elles aussi, par des « hommes forts ». Le meilleur verrouillage de l’organisation des élections, notamment locales, ne met pas nécessairement à l’abri d’une mauvaise surprise dans les urnes.