Joyce Blau, une femme à part

mis à jour le Mardi 29 octobre 2024 à 15h49

Orientxxi.info | Sylvie Braibant > 29 octobre 2024

Jeudi 24 octobre 2024, la militante et spécialiste de la langue et de la civilisation kurdes Joyce Blau est décédée, après une vie d’engagements anticolonialistes et antifascistes. Retour sur son parcours, du Caire jusqu’à Paris.

Combien de policiers ou de magistrats a-t-elle bernés, en Égypte, en France et même en Union soviétique, à coups de « parole d’honneur ! » et de regards étonnés ? Combien de personnes, femmes, hommes, enfants, a-t-elle conquises par son intelligence, sa culture, son humour et sa générosité ? De l’Égypte à la France, en passant par la Belgique et les Kurdistan, ses engagements furent intenses : communiste au Caire, internationaliste aux côtés des indépendantistes algériens et de tous les damnés de la terre qui cherchaient de l’aide, activiste de la paix entre Israéliens et Palestiniens, passeuse de cultures, elle qui avait introduit dans l’université française l’étude de la civilisation et de la langue kurdes.

L’itinéraire de Joyce Blau est composé de cartes géographiques orientées vers l’Orient et la Méditerranée, de familles et d’amours multiples, où le rire et l’humour se tiennent toujours en embuscade derrière la tragédie.

Elle est née le 18 mars 1932 au Caire, où avaient débarqué au XIXe siècle un grand-père né en Valachie (future Roumanie), passé par la Sorbonne puis recruté par une monarchie égyptienne sous domination britannique, et un autre natif de Tunis, enseignant attiré par la modernisation des écoles, conduite par le khédive d’Égypte Ismaïl Pacha. Famille modeste mais parents attentifs. Les trois enfants — un garçon et deux filles — sont poussés à étudier. Joyce passe d’une école tenue par des sœurs françaises à un couvent anglais. Alors que l’Europe se réveille du cauchemar de la Seconde guerre mondiale, elle retourne dans le giron francophone, au Lycée français du Caire. Les horreurs du conflit ont touché l’Égypte, l’Union soviétique en sort triomphante et au Caire comme ailleurs les professeurs sont tentés par le marxisme. L’un d’entre eux, du Lycée français, aura suffisamment d’influence sur la jeune Joyce pour qu’en 1947, à 15 ans, elle adhère à Iskra1.

Rencontre avec Henri Curiel

Les organisations communistes éclosent les unes après les autres dans la capitale égyptienne et se disputent, à coup d’interprétations politiques et de positionnements, autour du plan de partage de la Palestine, adopté le 29 novembre 1947 par les Nations unies. Joyce choisit celle de l’antisioniste Hillel Schwartz, rival d’Henri Curiel, antisioniste également mais partisan du partage. Son premier amoureux vénère ce dernier. Les fiancés se retrouvent pour des vacances à Paris, en 1953. La suite, elle l’a racontée en riant : « Mon fiancé m’a dit que j’allais rencontrer quelqu’un de très important dont je ne devrais parler à personne. C’était Henri Curiel. Alors j’ai crié "Quoi ? Le sioniste ?" Mon fiancé m’a giflée, j’ai riposté, nous nous sommes roulés par terre en nous battant. Et Henri est entré dans la pièce. »

Henri Curiel, fondateur du Mouvement égyptien de libération nationale (MELN), autre organisation communiste, avait été expulsé en 1950 d’Égypte vers l’Italie avant de gagner Paris. Là, avec d’autres exilés, il continuait à diriger son parti. Il commence par tancer le fiancé : « L’épithète sioniste ne justifie en aucun cas de frapper une jeune fille », avant de convier Joyce à le retrouver le lendemain dans un café du Quartier latin. Elle avait 21 ans, il en avait 40. Elle trouve « émouvant ce vieux monsieur si long, dans son blouson élimé, qui toussait tout le temps, et qui d’une voix rauque lui demandait pourquoi elle était communiste ». Elle répond : « Parce que je n’aime pas la guerre. » Henri Curiel l’entraine alors dans une promenade le long de la Seine jusqu’à la cathédrale de Notre-Dame de Paris, où il lui demande si elle accepterait, lorsqu’elle serait de retour en Égypte, d’assurer la liaison entre les « camarades de l’extérieur et ceux de l’intérieur ». Elle accepte. Premier jalon d’une relation de 25 ans, tissée d’amour et de travail politique, jusqu’à l’assassinat d’Henri.

En janvier 1954, elle dit au revoir à son fiancé resté à Paris et embarque à Marseille, avec dans ses bagages une boîte de chocolats sous lesquels étaient cachés des tracts et autres textes destinés aux camarades égyptiens, première mission confiée par Henri Curiel et ses compagnons. Le bateau a passé la Sicile lorsqu’elle reçoit un câble : « Mange les chocolats. » Mais elle n’aime pas le chocolat et laisse les douceurs dans la boîte sans avoir saisi qu’il fallait la jeter par-dessus bord, en raison d’une sérieuse alerte. « Parole d’honneur, je n’avais pas compris ! », dira-t-elle encore 30 ans plus tard.

En Égypte, elle se met au travail, envoie rapport sur rapport au groupe de Paris, se dispute avec son fiancé qui avait cru possible de lui dire « maintenant je pense, et tu agis », jusqu’à ce que la police de Gamal Abdel Nasser les arrête tous les deux. Le jeune homme est envoyé en camp pour huit ans, et Joyce est enfermée à la prison de la Citadelle. C’est la première de ses arrestations.

Engagements anticolonialistes

À Paris, ses amis se mobilisent, envoient un avocat. La voilà acquittée et expulsée. Après un passage par Alexandrie et Marseille, elle débarque à la gare de Lyon à la fin de l’année 1955, attendue par un comité d’accueil décidé à faire d’elle le symbole des terribles conditions de détention pour les prisonniers politiques égyptiens. Henri Curiel cherche une silhouette maigre, un visage creusé ; il découvre, dépité, une pimpante jeune femme aux joues rondes et rouges. Le directeur de la prison de la Citadelle s’était en effet pris d’affection pour Joyce et l’avait comblée de sandwichs à la banane dont elle raffolait — « il m’a fait prendre quinze kilos ! ». Difficile à imaginer quand on a connu la si mince Joyce au long visage, parfait ovale, surmonté d’un casque de cheveux châtains puis gris.

À Paris, elle confie à Henri Curiel, qu’au-delà du militantisme, elle souhaite reprendre ses études. Elle penche pour la chimie, il lui suggère d’apprendre l’arabe, le persan et le kurde. On ne dit pas non à Henri Curiel.

En 1955, elle a 23 ans. Après avoir tenté en vain de conserver l’Indochine, la France est confrontée à une nouvelle conflagration dans son empire - les Algériens, après les Vietnamiens, veulent leur indépendance. L’expédition de Suez en 1956 a été un fiasco pour Paris, une première occasion anticoloniale pour Henri Curiel et ses camarades qui se sont rangés résolument du côté de Nasser, malgré leurs camarades emprisonnés par le raïs. Ils ont compris que la colonisation, présentée au XIXe siècle comme un bienfait émancipateur, est une malfaisance absolue.

Des citoyens français l’ont compris aussi et se mobilisent contre cette « guerre sans nom », ces « événements » de l’autre côté de la Méditerranée : les déserteurs, refusant d’aller combattre dans les Aurès, se conjuguent aux « porteurs de valise » du Front de libération nationale (FLN) algérien, et se regroupent en 1957 dans le réseau Jeanson, du nom de son initiateur, le philosophe Francis Jeanson. Mais deux ans plus tard, ce dernier est arrêté et le réseau affaibli, tandis qu’en Algérie, les horreurs, tortures, assassinats, enfumages de grottes et autres crimes de guerre se multiplient. Henri Curiel propose de prendre le relais de Jeanson. L’une des tâches essentielles du réseau est de transférer les fonds collectés en France auprès des sympathisants du FLN vers les comptes des indépendantistes. Le fils de banquier transforme le système — les valises pleines de billets de banque disparaissent au profit d’un jeu d’écriture financier.

Joyce est de la partie — elle aide aux transports d’appelés réfractaires, d’argent et de documents politiques. Jusqu’à ce mois d’octobre 1960 où elle est arrêtée à Vanves et menée aussitôt au siège de la DST, les services français « de l’intérieur ». Les inspecteurs qui la « traitent » doivent encore se demander ce qui leur est arrivé ce jour-là, celui où ils ont voulu interroger une frêle jeune femme de 28 ans, étudiante en langues orientales. La scène a été racontée par Gilles Perrault dans Un homme à part, le livre qu’il a consacré à Henri Curiel2 :

Joyce Blau est un phénomène dont la description et l’interprétation excèdent les limites de notre art. Arrivée aux Saussaies, elle se présenta comme l’institutrice des enfants de Vanves. Elle tremblait si fort qu’un policier compatissant lui apporta une chaufferette, croyant qu’elle avait froid. « Où est Guillaume ? », lui demanda-t-on. C’était le pseudonyme d’Henri. Les mélopées lamentables qu’elle produisit en réponse créèrent une grande tension. Les trois policiers perdirent leur sang-froid : « Attention ! Ne nous obligez pas à vous frapper ! On va vous gifler ! » Elle devint comme une folle. D’une voix hystérique, elle appela sa mère. Elle l’appela des heures durant dans un registre suraigu. À quatre heures du matin, la DST craqua. On fourra Joyce dans une voiture et on la ramena à Vanves.

Le lendemain, les policiers sont sommés de réparer leur bévue et de retourner à Vanves. Joyce est déjà loin. Maquillée et déguisée en vieille bourgeoise, elle a franchi la frontière avec l’Allemagne avant de passer en Belgique où elle retrouve sa petite sœur. Mais à Paris, Henri est arrêté à son tour, déféré à la prison de Fresnes et Joyce est désespérée, sûre qu’il y est torturé. Se morfondre ne dure pas. Elle entre à l’université de Bruxelles comme chercheure et perfectionne ses connaissances en langue et civilisation kurde. Elle y présente son mémoire, Le problème kurde, essai sociologique et historique. Une autre étape peut commencer.

Du côté du Kurdistan

En 1966, elle rentre en France. Elle y présente sa thèse intitulée Le dialecte kurde d’Amadiya et de Djabal Sindjar, sous la direction du professeur Gilbert Lazard3. Plus tard, elle publiera des dizaines d’articles et essais sur le sujet kurde. En 1970, à la suite du départ à la retraite du son professeur Kamran Ali Bédir Khan, elle prend sa succession à ce qui s’appelait encore à l’époque « Langues O » (Institut national des langues et civilisations orientales - Inalco) et devient titulaire de la chaire de Langue et civilisation kurdes.

Ses cours régalent les étudiant.e.s, même celles et ceux qui s’y risquent sans rien savoir. Au début des années 1980, l’audience se répartit entre un bon tiers de jeunes issues de la diaspora kurde, quelques Françaises égarées et un petit tiers de messieurs strictement vêtus, dont on pouvait penser qu’ils étaient peu ou prou membres des services secrets. Mais ils ne sont pas là pour la surveiller comme on aurait pu le craindre. Ils suivent son cours pour se former, boivent ses paroles, prennent frénétiquement des notes, et se battent pour poser des questions. Elle dit alors en riant : « Ils sont de très bons élèves ! »

Elle court le monde de colloques en conférences. La voici en route pour Moscou. L’URSS de Léonid Brejnev compte alors le plus grand nombre de kurdologues. Henri Curiel, tout content et fier de ce voyage au pays du communisme, lui demande une faveur : qu’elle rencontre un cousin hébergé par sa famille au Caire de 1936 à 1939, et désormais moscovite. À l’époque, Henri, plus attiré par les night-clubs que par les relations familiales, avait négligé l’adolescent. Mais depuis, le petit George Behar s’est fait connaître sous le nom de George Blake, l’un des plus fameux agents doubles de la guerre froide, dont l’évasion spectaculaire, en 1966, de la plus cadenassée des prisons anglaises, après avoir été condamné à 42 ans de réclusion, a rempli de fierté heureuse Henri.

À ses hôtes venus l’accueillir à l’aéroport de Cheremetievo, Joyce demande aussitôt d’être conduite auprès de George Blake. Elle est embarquée vers le poste de police le plus proche, interrogée fermement par des membres du KGB venus en renfort, qu’elle embrouille à coups de « Parole d’honneur, je ne savais pas que cela poserait problème ! ». Bien entendu, ceux-là aussi cèdent et la conduisent au Congrès de kurdologie à l’université Lomonossov, en traversant Moscou au son des gyrophares.

En marge de sa carrière, aux côtés d’Henri Curiel, elle accompagne les combats de Solidarité4 et du « clan des Égyptiens »5 de Paris : l’aide aux « porteurs de valise » de l’ANC (initiales anglaises du Congrès national africain, le parti de Nelson Mandela), Sud-Africains blancs engagés dans la lutte contre l’apartheid ; celle aux Israéliens et Palestiniens décidés à discuter pour avancer vers la paix. Elle est la cheville ouvrière des rencontres entre le général Mattityahu Peled, « héros » israélien de la guerre de juin 1967, et le docteur Issam Sartaoui, membre influent de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), proche de Yasser Arafat6.

L’assassinat d’Henri Curiel le 4 mai 1978 par des mercenaires, anciens membres de l’Organisation armée secrète (OAS), exécuteurs des basses œuvres de la Giscardie, la terrasse. Elle se relève toutefois et se met au service des artistes Maria Amaral et Jean-Philippe Elantkowski, les « repreneurs » de Solidarité. Pendant presque 50 ans, elle se tient aux côtés de la famille de Curiel pour que ce meurtre trouve une issue judiciaire. L’enquête est toujours ouverte.

Elle n’avait pas d’enfants, mais elle était la mère et la grand-mère de tous ceux qui le voulaient bien. Elle mena sa vie de femme amoureuse, en toute liberté, en une forme de « monogamie successive », comme théorisée par Alexandra Kollontaï, une autre révolutionnaire.

Avec Roby Grunspan, son dernier compagnon, depuis leur appartement au-dessus des gares parisiennes de l’Est et du Nord, ils apercevaient l’Institut kurde, rue Lafayette. Trois semaines avant que la maladie ne l’en empêche, elle y rejoignait encore chaque jour, à 92 ans, son petit bureau perché au-dessus d’un escalier en pente raide. À l’annonce de son décès, un fleuve ininterrompu d’hommages venus des Kurdes du monde entier s’est répandu, telle une trainée de lumière, sur les réseaux sociaux. Jusqu’au Kurdistan irakien, dont le président Nêçîrvan Barzanî a salué sur X

la professeure Joyce Blau, amie des Kurdes, écrivaine, experte de la langue et de la littérature kurdes. Mme Blau a passé la plus grande partie de sa vie à soutenir le peuple kurde, à servir sa langue, sa littérature et sa culture. Pour ses actions et son amitié sans faille, elle restera dans nos pensées pour toujours. Que son âme repose en paix et que son souvenir perdure.

Une bibliothèque porte son nom au sein de l’Institut français du Proche-Orient d’Erbil, dans le Kurdistan irakien.

Sarah, sa petite sœur, qui l’avait suivie dans tant de combats, hospitalisée en octobre, mais à Bruxelles, a rendu son dernier souffle le même jour que son aînée…

Le jeudi 24 octobre 2024, Joyce Blau s’en est allée sur la pointe des pieds, entourée de ses petits-enfants de coeur Lionel, Elsa et Clément Gresh, après avoir enchanté le monde de toutes celles et tous ceux qu’elle a croisées. Parole d’honneur !


* Sylvie Braibant : Historienne, journaliste et ex-rédactrice en chef de TV5 Monde.