Kendal Nezan : L’Europe est trop tolérante avec Ankara... »
03.02.2000 - N°1839 Monde Tant que l’armée contrôlera le pouvoir à Ankara, les Kurdes auront du mal à faire admettre leurs droits, estime le président de l’Institut culturel kurde de ParisLe Nouvel Observateur. - Quelles peuvent être les conséquences pour les Kurdes du mouvement de démocratisation qui s’amorce en Turquie, avec la candidature à l’Union européenne ?
Kendal Nezan. - Le fait même que le président Clinton ait évoqué le droit des Kurdes devant le Parlement turc réuni en session plénière montre clairement que les Américains souhaitent une solution acceptable de la question kurde en Turquie. Reste à convaincre les militaires turcs, toujours enfermés dans une logique ultranationaliste qui débouche sur la négation et l’étouffement de l’identité kurde. De ce point de vue, la candidature de la Turquie à l’Union européenne est plutôt une chance parce qu’elle permet de mobiliser l’opinion publique occidentale et d’exercer une pression sur la Turquie pour la faire évoluer, ses dynamiques internes étant elles-mêmes bloquées par l’omnipotence de l’armée.
Je note en passant que la communauté internationale pratique une politique de deux poids, deux mesures, selon qu’il s’agit des Kosovars ou des Kurdes : interrogé par des journalistes sur la situation en Turquie, le porte-parole de l’Otan a ainsi affirmé que son organisation n’avait pas vocation à intervenir dans un pays membre. L’Union européenne elle-même s’est montrée très tolérante avec Ankara : la Turquie a pu évacuer en toute impunité des milliers de villages kurdes, déporter des millions de personnes et faire assassiner environ 4 500 intellectuels kurdes par des escadrons de la mort sans qu’aucun pays européen n’entreprenne d’action sérieuse.
En cette matière, ce sont les Etats-Unis qui ont montré la voie. Certains pays européens se sont ralliés avec enthousiasme à la position américaine, comme la Grande-Bretagne, d’autres l’ont fait par raison comme l’Allemagne ou la France. C’est d’ailleurs à l’invitation du président Clinton que les pays européens ont accepté d’entériner la candidature de la Turquie, en lui donnant en quelque sorte « un certificat de bonne conduite ».
N. O. - Quel intérêt les Etats-Unis ont-ils à ce que la Turquie entre au sein de l’UE ?
K. Nezan. - La Turquie est un relais régional important de la stratégie mondiale des Etats-Unis. Elle constitue même la clé de la politique d’endiguement de l’Iran et de l’Irak décidée par Washington. Lorsqu’on sait que l’encerclement de la Russie reste l’une des priorités de la stratégie américaine, on constate que sur ce point aussi la Turquie joue un rôle capital : en tissant des liens avec les Républiques du Caucase et d’Asie centrale, elle contribue à détacher les ex-Républiques soviétiques de la zone d’influence russe. Le génie américain, c’est de se servir ainsi de la Turquie et de faire payer la facture économique et politique à l’UE, qui l’accepte, faute de volonté politique commune.
N. O. - Si la Turquie adhère à l’Union européenne, est-ce la fin de l’utopie d’un Kurdistan autonome ?
K. Nezan. - Non, mais l’échéance reste lointaine. La Turquie adhérera à l’Union européenne dans les dix à quinze années à venir, si tant est quelle soit vraiment admise. S’il y avait un réel débat démocratique en Turquie, les Kurdes pourraient avoir une représentation à l’Assemblée nationale et par le jeu démocratique des alliances obtenir davantage de droits. Mais aujourd’hui l’essentiel du pouvoir demeure entre les mains des militaires. La question reste donc entière...