LE MONDE | 25.02.05 |
Le directeur de l'Institut kurde de Paris consacre tous ses moyens à la sauvegarde de la culture de son peuple, dispersé dans plusieurs pays. Il rentre d'un voyage au Kurdistan d'Irak et, pour lui, l'avenir se joue "là-bas", dans les changements en cours de la mémoire kurde.Européen convaincu, Français d'adoption, Parisien par la force de l'habitude, Kendal Nezan est kurde. Le 24 février, il a fêté les vingt-deux ans d'existence de l'Institut kurde de Paris. Il en est l'âme, lui qui a fait du lieu - une modeste bâtisse plantée au fond d'une cour du 10e arrondissement de Paris - l'"ambassade culturelle" de ce peuple moyen-oriental de 30 millions d'âmes dispersé entre la Turquie, la Syrie, l'Irak, l'Iran et l'ex-URSS.
Il reçoit dans son bureau dépouillé du premier étage. Regard bleu limpide, voix suave, ce physicien de formation rechigne à parler de lui : "Ma personne ? Quel intérêt ? Chez nous, on est pudique ! A moins qu'il ne s'agisse de parler des Kurdes..." Sur le sujet, il est intarissable.
Mais qu'est-ce qui a bien pu prédestiner ce fils d'un lettré kurde de Diyarbakir (capitale culturelle du Kurdistan de Turquie) à ce parcours de ramasseur des morceaux de sa propre culture ? Elève brillant, il est tout d'abord séduit par la médecine puis s'oriente vers la physique. "Les études scientifiques m'attiraient. Né dans une société que l'on pourrait qualifier de "prélogique", je voulais acquérir une démarche scientifique", explique-t-il. Harcelé en Turquie pour avoir eu le malheur de créer une association des étudiants kurdes, à la seule fin de s'entraider dans les études, ou encore pour avoir publié un ouvrage scientifique dans une maison d'édition considérée "à gauche", il se réfugie à Paris. Il dit avoir été marqué, enfant, par la destruction, à trois reprises, de la bibliothèque de son père, polyglotte, grand amateur de poésie kurde, persane et arabe.
Il revient à l'histoire des Kurdes, descendants des Mèdes et de Saladin qui ont vu, au début du XXe siècle, leur culture niée puis éradiquée par la montée des nationalismes (baasiste, kémaliste) dans les Etats nés sur les décombres de l'Empire ottoman ou sous l'effet du chauvinisme grand-russe dans l'empire soviétique. Qualifiés de "Turcs des montagnes" dans la république d'Atatürk en 1923, déportés par Staline dans l'URSS de 1939, voués à la "guerre sainte" par l'ayatollah Khomeiny en 1979, gazés par Saddam Hussein en 1988, les Kurdes ont tout enduré. "Le père de l'un de mes amis disait : "Notre passé est tragique, notre présent abominable ! Heureusement nous n'avons pas d'avenir !"", rapporte Kendal.
Bien sûr, il n'en croit pas un mot : "Le peuple kurde est porteur d'une incroyable capacité de résistance, lui qui est passé de quatre millions d'individus au lendemain de la première guerre mondiale à trente millions aujourd'hui." Tout juste rentré du Kurdistan d'Irak, où il a pu constater que les élections du gouvernement provisoire irakien le 31 janvier n'avaient pas été boudées, il dit avoir de bonnes raisons d'espérer. "C'est là-bas que se joue l'avenir des Kurdes", parce que, doté d'un statut à part depuis la fin de la guerre du Golfe en 1991, le Kurdistan d'Irak (six millions d'habitants) a su tirer son épingle du jeu depuis la chute de Saddam Hussein. "La sécurité y est meilleure que dans le reste du pays, l'économie va mieux, les salaires ont été augmentés. La région reçoit 17 % du budget irakien, il y a aussi les droits de douane prélevés à la frontière avec la Turquie. La situation n'a jamais été aussi bonne", affirme-t-il.
Entre lui et les Kurdes d'Irak, c'est une longue histoire. En 1979, il constate sur place "les mosquées détruites, les villages vidés, les sources d'eau bétonnées". En 1991, lors de l'exode des populations poursuivies par l'armée de Saddam Hussein, il fait publier, avec l'aide d'ONG européennes, 250 000 manuels à l'attention des écoliers du primaire et du secondaire. Des instituteurs sont recrutés sur place, "surtout des femmes", payées 4 dollars par mois pour enseigner sous des tentes. "C'est comme ça que le retour à la vie normale a commencé", aime-t-il à se remémorer.
L'éducation des jeunes le hante. "La lutte qui va se jouer là-bas pour les générations futures aura lieu entre islamistes et patriotes kurdes. Or les islamistes mettent des moyens considérables dans l'éducation !" Si les moyens de l'Institut (600 000 euros annuels, à 70 % des subventions publiques et privées, pour 30 % des fonds propres) ne sont pas ceux de Fethullah Gülen (un islamiste turc qui a ouvert des écoles du Caucase à l'Asie centrale), chaque année des bourses sont attribuées. Plus de 400 étudiants kurdes (de Turquie, d'Irak, d'Iran, de Syrie) en ont bénéficié et ont suivi des formations universitaires à l'étranger (France, Espagne, Grèce, République tchèque).
"Notre but est de former des élites, même en petit nombre, et d'avoir des relais dans le monde universitaire", explique Kendal Nezan. Opération réussie, puisqu'un petit nombre de cadres dirigeants kurdes d'Irak sont d'anciens boursiers de l'Institut, tel Bakhtiar Amin, ministre des droits de l'homme dans le dernier gouvernement irakien. "Avant tout, nous tenons à favoriser les femmes", précise-t-il, tout en faisant remarquer la présence d'"un tiers de femmes au Parlement kurde local" fraîchement élu, souvent issues "de milieux très conservateurs".
La destruction matérielle de la culture kurde ne l'a jamais laissé en paix. Jeune étudiant, il parcourt dans les années 1970 le Caucase et l'Asie centrale soviétiques pour en ramener des enregistrements de vieilles chansons kurdes, ainsi arrachées à l'oubli. Dans les années 1990, il suit et encourage la lutte des Kurdes de Turquie pour pouvoir parler et enseigner leur langue, ce qu'ils ont fini par obtenir partiellement après le vote d'une loi en 2002.
"Un peuple assujetti qui conserve sa langue est comme un prisonnier qui a la clé de sa geôle", rappelle-t-il. Fort de cette conviction, il organise deux fois par an des séminaires de linguistes. Leur objectif ? L'élaboration d'un dictionnaire kurde-français de référence. Ils en sont à la lettre L. L comme la liberté, dont les Kurdes sont si friands.
Marie Jégo
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1949 Naissance à Diyarbakir, en Turquie.
1968 Arrive en France ; étudie la physique des particules élémentaires à Orsay.
1983 Inauguration de l'Institut kurde de Paris.
2005 Création du département de langue et civilisation françaises de l'université d'Erbil, au Kurdistan d'Irak.