Khadija achetée par des djihadistes français

mis à jour le Vendredi 1 juin 2018 à 19h20

Paris Match | Par Flore Olive / Photos Frédéric Lafargue | mardi 22/05/2018

Jeune Yézidie d’Irak, elle avait 16 ans en 2014. Après l’assassinat de ses parents, elle est capturée par des membres de Daech. Placée chez un homme qui la déflore en la violant, maltraitée puis revendue à une famille comme servante, elle est rachetée par un autre musulman, franco-marocain, avec lequel elle aura deux enfants. Récupérée par son peuple yézidi, Khadija est devenue une paria. Arrachée à ses enfants, elle voit sa vie tourner à l’enfer.

Il lui a fallu un certain courage pour échapper quelques heures à la vigilance de ses cousins et raconter son parcours. Khadija se sent loin de cette famille yézidie retrouvée après trois années passées sous le joug de Daech. Ses parents et trois de ses frères ont été tués, et même si elle est bien rentrée, c’est contre son gré. Emmenée de force pour retourner vivre dans un camp de réfugiés du Kurdistan irakien, dans cette famille qui lui demande d’oublier sa seule raison de vivre : ses deux enfants, restés en Syrie. Son visage triste n’est pas dû qu’à sa bouche ourlée, sa moue naturelle. Non, cette tristesse, elle la porte dans son regard, noir, profond, lointain et douloureux.

Pourtant, avant que sa vie ne bascule, comme des milliers d’autres, en août 2014, pour cette gamine alors âgée de 16 ans, petite dernière d’une fratrie de sept garçons et deux filles, la famille, c’était tout l’univers. De cette « vie normale », dit-elle, dans le petit village de Kotcho, au pied des monts Sinjar, elle se souvient surtout des escapades dans la montagne « tous ensemble », pour accompagner son père faire paître ses nombreux moutons. Et de l’appel à la prière de midi du village arabe voisin, ce 3 août 2014, juste avant que les hommes de Daech n’encerclent Kotcho. Une dizaine de jours plus tard, les hommes sont séparés des femmes, qui sont emmenées dans un autre village, à une trentaine de kilomètres. Celles qui ont des enfants, comme sa mère et sa sœur, resteront là, tandis que les jeunes filles partent pour Mossoul. Khadija est avec ses deux nièces qui ont son âge, et deux cousines de 22 et 25 ans. Dans la petite mosquée où elles sont enfermées se trouvent d’autres filles qui ont déjà été vendues, achetées, violées. « Donc on savait que ce serait la même chose pour nous. » Mais pour le groupe de Yézidies dont fait partie Khadija, le voyage se poursuit jusqu’à Raqqa, de l’autre côté de la frontière, en Syrie. Et là, dans « une sorte de grande salle séparée en trois où il y avait des filles partout », explique-t-elle, elles restent enfermées un mois, à trembler chaque jour de peur d’être choisies par l’un de ces hommes qui viennent les reluquer « et pouvaient acheter les plus belles jusqu’à minuit ».

Finalement, Khadija, ses deux nièces et ses cousines seront achetées pour être offertes à Abou Ayman al-Iraki, un Irakien réputé proche d’Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé de l’organisation Etat islamique. Il a déjà deux femmes et les cinq jeunes filles lui servent de bonnes à tout faire durant dix jours avant qu’un voisin syrien, célibataire, n’achète la nièce de Khadija pour la violer avant de revenir les chercher toutes pour les vendre, comme du bétail, séparément. Au bout de six jours, un Tunisien d’une vingtaine d’années, Abou Mouad, jette son dévolu sur Khadija. « C’était presque le coucher de soleil quand il est arrivé », se souvient-elle. Parce qu’elle résiste, il lui attache les mains et les pieds. Une fois dans sa maison, une résidence secondaire, il demande à l’adolescente encore vierge et entravée si elle veut l’épouser. « J’ai refusé, il m’a violée. » Pendant trois jours, seule avec lui, elle subit un calvaire. Le supplice cesse lorsqu’il l’emmène dans sa famille à Tabqa, non loin de Raqqa. Khadija découvre que l’homme a une femme et un bébé de 5 mois. Son épouse traite bien Khadija, qui passe ses journées à nettoyer cette petite maison. Et dans sa famille, Abou Mouad ne la touche plus. « Après ce qu’il m’avait fait, je ne pouvais plus ni m’asseoir près de lui ni même le regarder », dit-elle. Il la viole à nouveau, un mois plus tard, toujours dans cette même résidence secondaire. Le soir même, elle apprend qu’elle vient d’être vendue à l’homme invité pour dîner. « Il m’a dit : “Voilà, c’est ton nouveau propriétaire”, explique-t-elle. C’était un Français né au Maroc, mais qui n’y avait pas grandi et parlait très mal arabe… Il ressemblait tellement à un Européen, avec son jean et ses tee-shirts… » Abou Ihsan ne porte le qamis que pour aller à la mosquée. Marié, père de deux enfants, une fillette de quelques mois et un garçon de 2 ans, il vit à Tabqa et a acheté Khadija en tant que servante. Si sa femme parle un peu mieux l’arabe, la communication reste difficile. Alors, ils lui apprennent peu à peu le français, dont elle a gardé quelques rudiments et surtout une très bonne compréhension. Parfois, Khadija les entend parler de cette France qu’ils ont quittée, « un beau pays », a-t-elle retenu, mais elle ignore d’où ils sont originaires et ne peut pas poser de questions : même s’ils sont « gentils » dit-elle, « et que lui ne m’a jamais touchée », Khadija vit isolée dans une pièce de la maison et n’a pas le droit de s’asseoir avec eux dans le salon ou à table. Mais cela ne les empêche pas de se parler. Presque toutes les conversations tournent autour du Coran et de ses vertus. Peu à peu, le discours porte et certains versets du livre sacré, qu’elle se répète tels des mantras, agissent comme un onguent sur ses plaies à vif. Elle les trouve « vrais, jolis », dit-elle, et, dans son isolement, s’y raccroche pour survivre dans ce califat où tout est régi par la charia.

Loin des siens, elle tue la nostalgie des jours heureux « en pensant de moins en moins à eux et en [se] concentrant sur le Coran et la parole de Dieu ». Au bout de quatre mois, la veille de la fête de l’Aïd-al-Adha, Khadija annonce à Abou Ihsan sa décision de devenir musulmane. « Ils ne m’ont pas forcée, dit-elle, J’étais convaincue que c’était la meilleure chose pour moi, mon cœur avait fini par l’accepter. » Le couple se réjouit, lui offre un coran en arabe et lui apprend à faire la prière. Et plus elle le lit, plus Khadija renforce sa certitude que « tout ce qui y est écrit est vrai ». Elle s’éloigne de sa foi yézidie, monothéisme kurde qui puise ses racines dans l’Iran antique, et se tourne résolument vers l’islam. Dans cette religion utilisée par ses bourreaux pour l’asservir et faire d’elle une esclave, elle trouve de quoi briser ses chaînes. Et elle ne se sent pas coupable: «L’islam m’a aidée à me sentir mieux, tranquille à l’intérieur. » De l’homme qui l’a violée, elle dit : « Il n’a pas violé que moi mais aussi sa religion. J’ai vite compris que Daech était différent de l’islam parce qu’il faisait des choses contre le Coran. »

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A RAQQA, ELLE EST REVENDUE.
SON ACHETEUR PARLE MAL ARABE, ELLE APPREND DES RUDIMENTS DE FRANÇAIS
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En devenant musulmane, Khadija quitte la servitude, redevient une fille comme les autres, qui a le droit de sortir, d’aller au marché et d’être traitée « comme une sœur ». Porter l’abaya ne la dérange pas, c’est pour elle un détail à côté de la vue du ciel retrouvée, même à travers un voile. Khadija devient aussi une jeune femme bonne à marier. La famille où elle vit lui parle depuis quelque temps de ce Français, « un bon musulman, qui refuse d’acheter une fille pour la violer », lui disent-ils.

Il est en Syrie depuis deux ans et cherche une épouse. Khadija le rencontre. Abou Duaa, de son prénom Rachid, âgé de 31 ans, est poli, attentionné. « Avec lui, je me sentais une femme digne de respect, dit-elle, il affirmait que si j’avais besoin de quelque chose il serait capable de me le fournir. Je me suis sentie rassurée. » La jeune femme accepte donc le mariage et part à Mayadine, dans la région de Deir ez-Zor, dans l’Est syrien, où est établi Rachid, alias Abou Duaa, qui signifie « la prière » en arabe, au sens d’une supplique. « Il était franco-marocain et ses amis en France, à Toulouse, l’avaient appelé comme ça parce qu’il demandait beaucoup à Dieu », raconte-t-elle. Il veut lui offrir de l’or pour la dot mais elle refuse, alors il l’emmène au souk et lui achète des vêtements. Ils vivent comme mari et femme, et Khadija l’avoue : « J’étais contente, très à l’aise, j’étais libre et personne ne pouvait plus ni m’acheter ni me vendre. »

Très vite arrivent deux enfants, « désirés », dit-elle. Une petite fille d’abord, Duaa, puis Walid, un garçon. Rachid fréquente d’autres francophones, mais Khadija ne les connaît pas. Pour Daech, il est chargé de récolter la zakât, cette aumône légale, troisième pilier de l’islam, qui représente 2,5 % des revenus annuels et dont chaque musulman s’acquitte une fois par an par charité. « Prendre un peu aux plus riches pour donner aux pauvres, je trouvais cela bien », dit-elle. Ils vivent ainsi pendant sept mois jusqu’à ce que Daech décide d’envoyer Rachid au front. Il est très vite blessé lors d’une attaque aérienne. Touché à la tête, il ne peut plus ni marcher ni parler et reste trois mois à l’hôpital de Mayadine avant d’être transféré à Tabqa dans une « grande maison qui ressemblait à un centre médical ». Avec la physiothérapie et les traitements, il recommence peu à peu à se lever et à parler. « Mais il avait complètement oublié l’arabe, explique-t-elle. Il ne parlait plus que le français. » Khadija apprend à le soigner, à s’occuper de lui toute seule. L’inscrit sur le fichier des blessés et handicapés pour qu’il puisse continuer à percevoir son salaire. Mais les médecins lui expliquent qu’il leur faudra aller en Turquie poursuivre le traitement : les bombardements continuent, et il faut garder les médicaments pour les combattants de Daech. Le groupe finit par leur donner l’autorisation de quitter le califat pour se rendre en Turquie via la route où passe toute la contrebande.

« Nous sommes partis de nuit, dit-elle. Avec cinq passeurs syriens. » Ils passent les deux premiers check-points, tenus par les forces kurdes syriennes des YPG, mais sont arrêtés au troisième, à Al-Chaddadeh, à 100 kilomètres de Deir ez-Zor, juste avant la frontière. Trois des passeurs les ont dénoncés aux Kurdes comme étant de Daech. Khadija et ses enfants sont enfermés dans une pièce où se trouvent d’autres femmes de Daech, « des Russes, des Françaises, des Algériennes et des Yézidies ». Les combattantes des YPJ, le pendant féminin des YPG, les prennent en photo pour retrouver leurs familles. Khadija nie être yézidie. « J’insistais, je leur disais que je ne voulais pas rentrer en Irak, que j’étais musulmane, kurde de Syrie. » Ils lui répondent que son accent n’est pas le bon, qu’ils ont retrouvé un de ses frères. Pendant que l’enquête se poursuit, elle est emmenée à Qamishli, la capitale de la province kurde syrienne autonome du Rojava. Là où elle est parquée, elle rencontre deux Yézidies dans la même situation qu’elle : l’une est mariée à un Libyen, l’autre à un Irakien.

Il faudra cinq jours aux autorités du Rojava pour retrouver un de ses cousins en Irak et organiser son départ. Sans ses enfants. « Ces femmes des YPJ étaient méchantes, agressives, elles m’ont dit que mes enfants risquaient de devenir des monstres de Daech si je les élevais, explique-t-elle. Je leur ai répondu que non, que j’acceptais de revenir ici, à Dahuk, avec mes cousins, mais il n’y a rien eu à faire, mes gardiennes m’ont dit qu’elles se chargeraient de leur éducation, dans un centre où se trouvent d’autres enfants comme eux pour qu’ils construisent ensemble l’avenir. » Le 20 décembre 2017, on l’arrache à ses enfants pour l’obliger à monter dans la voiture d’un Yézidi qui collabore avec les Kurdes. Depuis ce jour-là, elle n’a plus eu aucune nouvelle de Duaa et de Walid. Ils avaient alors presque 2 ans pour Duaa et 7 mois pour Walid. « Mes cousins m’ont récupérée près des monts Sinjar, mais on m’a ramenée ici de force », insiste-t-elle. Son visage change d’un seul coup et, malgré ses joues encore rondes, elle a soudain l’air d’une vieille femme. Khadija n’ose pas demander des nouvelles de son mari. Elle ne sait que trop bien ce qu’il lui en coûterait si sa famille apprenait qu’elle a fini par embrasser l’islam parce qu’il l’a aidée à se sentir libre, qu’elle a accepté ce mariage qu’ils croiraient sans doute effectué sous la contrainte. « J’ai peur des Yézidis, dit-elle. Je ne veux pas finir comme cette fille qu’ils ont tuée, il y a longtemps… »

Cette fille s’appelle Doaa Khalil Assouad. Jeune Yézidie, elle avait 17 ans lorsque, le 7 avril 2007, elle a été lapidée par sa communauté, dont son oncle, sous les yeux horrifiés de ses parents. La scène, filmée par des téléphones portables et qui a circulé sur les réseaux sociaux, montre des policiers irakiens passifs face à ce massacre, qualifié de « crime d’honneur ». Une histoire de famille dont ils ne veulent pas se mêler, a fortiori dans une minorité. Doaa a été assassinée parce que accusée d’aimer un musulman et de s’être convertie à l’islam pour l’épouser. Cet événement est considéré comme ayant un lien avec les attentats du 14 août 2007 dans des villages yézidis proches de Sinjar : quatre camions-citernes avaient explosé. Bilan : 796 morts. Même si l’Etat islamique d’Irak avait déclaré vouloir venger la jeune fille, et avait exécuté des Yézidis en représailles, ces attentats n’ont jamais été revendiqués.

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SES ENFANTS « DE DAECH » ? A OUBLIER !
ELLE DOIT EFFACER CE PASSÉ… ET SE REMARIER AVEC UN YÉZIDI
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A son retour au Kurdistan irakien, Khadija est d’abord prise en charge par une association yézidie s’occupant des rescapées. Des psychologues l’aident, mais elle refuse les calmants, qui lui font prendre du poids et ne l’apaisent pas. Deux de ses frères qui vivent au Canada insistent pour qu’elle les y rejoigne. Ils ne comprennent pas qu’augmenter la distance entre elle et Kamechliyé, où se trouvent ses enfants, c’est comme l’amputer d’un nouveau membre à chaque kilomètre. Tant qu’ils ne seront pas avec elle, Khadija ne pourra aller nulle part, ne sera bien nulle part, et son beau visage restera éteint. Mais cela, personne ne l’accepte. « Lorsque je leur dis que je refuse de partir, mes cousins se fâchent », dit-elle. Les femmes des YPJ ont accepté que Khadija revoie ses enfants, mais elle doit être accompagnée de sa famille et comprendre que jamais elle ne pourra les reprendre. La jeune femme a supplié ses cousins de l’emmener, mais leur réponse est tombée, sans appel: «Ce ne sont pas tes enfants, ce sont des enfants de Daech, tu dois les oublier. » Oublier, ce serait renoncer au sens de sa vie. Ce serait mourir. « Mon seul désir, c’est de les revoir », ditelle. Une obsession qui prend toute la place dans sa tête, c’est devenu sa seule boussole. Khadija n’a même pas de photos d’eux, les autorités ont pris son téléphone. Pour le moment, elle évite d’y penser, mais oublier leur visage la terrorise. Alors, en cachette, elle tente de prendre des nouvelles via une amie yézidie qui est toujours là-bas, la supplie de lui envoyer des photos. Mais si cette jeune femme lit ses messages, elle n’y répond pas. Du fond de son immense solitude, Khadija tient bon et continue de s’opposer à sa communauté, qui la pousse à fonder une nouvelle famille avec un Yézidi. « Je suis toujours mariée, dit-elle. Et jusqu’à ma mort, moi, je n’oublierai rien. » ■

 

Photo 1 :

photo 2 : Khadija, le cœur brisé, est obsédée par ses enfants, dont elle est sans nouvelles.

photo 3 : Dans le Kurdistan irakien, un camp de réfugiés, avec ses enfants...

photo 4 : Quand ils ne sont pas à l’école, les gosses jouent. Dans le camp, des humanitaires les prennent en charge.

 

Photo 5 : Au cœur des montagnes du Kurdistan irakien, dans ce camp yézidi les maisons sont des préfabriqués et, depuis quatre ans, la vie s’est organisée.