L’association humanitaire Réunir, dont Bernard Kouchner était le président jusqu’au 1er juillet 2007, publie sur son site le texte "Non à la guerre, non à Saddam Hussein" rédigé par Bernard Kouchner et Antoine Veil le 4 février 2003. En voici une reproduction.
"Les troupes anglo-américaines se massent aux frontières de l’Irak, les manifestations d’hostilité au président Bush se multiplient, alors que les inspecteurs de l’ONU ne savent plus très bien ce qu’ils cherchent. L’étau se resserre-t-il sur Saddam Hussein, ou sur les Irakiens, qui souffrent depuis plus de trente ans de sa dictature et que l’embargo asphyxie ? Les extrémistes jubilent, le simplisme triomphe, les Bourses s’enfoncent : la guerre semble programmée. Gauches et droites réunies, les cortèges qui hurlent "A bas Bush !" crieront-ils demain "Vive Saddam !" ? Nous n’entendons toujours pas la voix du peuple irakien. Comment éviter cet engrenage ?
Le pire vient des derniers échanges entre responsables américains, allemands et français. Le raisonnement politique cède à la stratégie virile du bras de fer. À continuer ainsi, la guerre est pour demain. On n’aura rien tenté de réaliste et de convaincant pour l’éviter, on n’aura pas essayé d’inventer une politique vigoureuse qui organise le départ de Saddam, sans recourir aux bombardements. On n’aura pas voulu entendre le peuple irakien.
Déjà, en 1992, au détour de la guerre du Golfe, rares étaient ceux qui demandaient qu’on en finisse avec le dictateur. Nous tolérions les dictatures des autres, dès lors que nous n’étions pas menacés. La terreur instaurée par Saddam Hussein nous semblait la norme entre le Tigre et l’Euphrate. L’épreuve de force diplomatique opposant les Etats-Unis au couple franco-allemand permet de passer sous silence la réalité des conditions de vie atroces des Irakiens et conforte Saddam Hussein. Lorsque les responsables européens interrogeaient nos alliés américains sur leurs certitudes quant a la possession d’armes de destruction massive par l’armée irakienne, lorsqu’ils leur demandaient de passer par le Conseil de sécurité, ils se montraient convaincants. Nous n’en sommes plus là. Le seul bénéficiaire des échanges acides entre "vieux Européens" et Donald Rumsfeld, c’est le dictateur de Bagdad.
À dire le vrai, nous sommes aujourd’hui prisonniers d’un engrenage triangulaire, infernal et pervers. En critiquant Bush, les Européens font le jeu de Saddam, et Bush attaquera d’autant plus rapidement qu’il n’aura plus d’autre manière de sauver la face.
Chez nous, la droite durcit le ton, la gauche renchérit et réclame le veto. Notre classe politique est impressionnée par les sondages. Comme si, à la question "Souhaitez-vous la guerre ?", on pouvait répondre autre chose que non ! Après Munich aussi, les premiers sondages d’opinion répondirent non a la guerre. Pourtant, nous ne sommes pas munichois, mais si nous ne voulons pas de la guerre, c’est parce que nous demeurons convaincus qu’il est d’autres moyens de faire partir Saddam Hussein, notamment par une pression internationale qui n’a pas été suffisamment mobilisée pour mettre un terme au parcours meurtrier de ce dictateur illégitime.
Dans ce débat, le grand absent demeure en effet le peuple irakien. Les diplomaties traitent Saddam Hussein comme son représentant légitime. Rien n’est plus faux. Il a fallu trois coups d’Etat sanglants pour que le Bédouin de Takrit devienne le dictateur de Bagdad. Les résultats de la dernière consultation électorale irakienne sont éclairants sur sa légitimité : 100 % ! Même Staline n’était pas parvenu a ce résultat. Les chancelleries refusent de recevoir les représentants de l’opposition irakienne. La réunion prévue en décembre 2002 a Bruxelles, capitale de l’Europe, a été annulée et les dirigeants de ce qui sera peut-être le gouvernement de demain ont été obligés de se replier sur Londres. Pourquoi feint-on d’ignorer que plus de 80 % des Irakiens sont hostiles a Saddam Hussein ?
Les chiites d’abord - plus de 55 % de la population - lui sont hostiles. Ils se rebellèrent contre lui en 1991. Lors des batailles acharnées dans les marais du Sud, le bilan fut terrible : plusieurs dizaines de milliers de victimes, 500 000 personnes déplacés qui allèrent grossir l’armée de la revanche, maintenant prête a l’action. L’ayatollah Akim dirige de Téhéran le premier parti irakien chiite : 52 de ses parents, dont 5 de ses frères, ont été assassines par les services irakiens.
On cherche des armes chimiques, comme si elles allaient nous menacer, alors qu’elles ont déjà frappé les populations irakiennes elles-mêmes. Le 18 mars 1988, 5 000 habitants du village de Halabja sont morts en une seconde. Cela ne choqua personne, et la conférence sur les armes chimiques qui se tint en Europe accueillit le représentant de Saddam, Tarek Aziz, et refusa d’entendre les familles des victimes. Le bombardement chimique de Halabja faisait partie de l’opération d’arabisation"Anfall", expression officielle employée pour désigner ce nettoyage ethnique qui continue encore aux dépens de la population kurde.
Les rares journalistes se rendant dans la région de Souleimaniye voient tous les jours arriver des lambeaux de familles réfugiées de Kirkouk qui demandent asile dans cette région "libérée" grâce à la protection des aviations anglaise et américaine. Pourquoi ceux qu’a révoltés l’horreur de Srebrenica ne s’indignent-ils pas devant "Anfall" et ses 180 000 disparus, majoritairement des femmes et des enfants ?
Saddam Hussein a multiplié les façons de torturer, empoisonner, assassiner, non seulement des opposants, mais certains de ses plus proches collaborateurs. On connaît en Occident la manière dont il peut exécuter lui-même ses proches, tel le ministre de la santé, abattu au pistolet dans la pièce jouxtant la salle du conseil des ministres.
Une intervention armée contre Bagdad entraînerait-elle un éclatement du pays ? La Turquie et son armée ne supporteraient pas une sécession kurde. C’est le danger le plus évident. Mais cette hypothèse, sur laquelle toutes les diplomaties et surtout les Américains travaillent, est contredite par l’attitude raisonnable des nouveaux dirigeants d’Ankara, soucieux d’être acceptés par l’Union européenne. Les Kurdes eux-mêmes s’affirment partisans d’un Irak fédéral. Pratiquant la démocratie dans les régions protégées depuis la guerre du Golfe par l’aviation anglo-américaine, ils ne prônent plus l’indépendance. L’opposition irakienne est moins dérisoire qu’on voudrait le faire croire. La diaspora irakienne est bien éduquée, et les avoirs de ce pays riche, bloqués par l’embargo, seraient immédiatement disponibles pour relancer l’économie.
La région bouillonne. En Palestine comme en Egypte, la tension pourrait transformer des manifestations de rues prévisibles en révolte véritable. Pourtant, tous les pays voisins, Iran, Arabie saoudite, Syrie et Jordanie, ont reçu l’opposition irakienne et semblent ouverts à la transition. Sur tous ces points, une diplomatie européenne déterminée serait efficace, mais Javier Solana n’a reçu les Kurdes qu’une seule fois. Ni Chris Patten ni les ministres européens ne rencontrent l’opposition irakienne ou les associations de droits de l’homme. Qui ont-ils peur de fâcher ? Le pire demeure l’inexistence des propositions alternatives des Nations unies. Les lobbies pro-Saddam, les pressions des pétroliers sont-ils si forts ? Pour tenter de sortir de cette impasse, nous formulons quelques propositions.
Existe-t-il en Irak des armes cachées ? Sans doute, mais comment le savoir sans laisser agir les inspecteurs pendant le temps qu’ils réclament, comme le propose la France ? Pourquoi Bush met-il davantage l’accent sur des armes jusque-la introuvables que sur le massacre du peuple irakien par son dirigeant illégitime ? Nous avons été de ceux qui ont manifesté leur indéfectible soutien aux Américains victimes du terrorisme le 11 septembre 2001. Nous savons que le danger demeure. Nous n’approuvons pas la politique américaine, qui mène à la guerre, mais il est trop facile de céder à ces mouvements d’opinion qui brocardent en permanence les Américains, jusqu’au moment où ils viennent a notre rescousse. L’antagonisme actuel ne laisse aucune porte de sortie à la diplomatie américaine et pousse plus sûrement encore au conflit arme. Que souhaitons-nous ? Que l’on tente d’échanger la guerre contre la fin du règne sanglant de Saddam Hussein et l’espoir d’une démocratie pour l’Irak.
Qu’en ce début de XXIe siècle, on invente d’autres formes de politique et d’interventions internationales. Que l’on cesse la fuite en avant. L’Afghanistan n’est pas terminé, on n’a pas réussi a arrêter Ben Laden que déjà on se précipite sur Saddam.
Ce dernier a toujours joué des contradictions internes de ses "clients", ceux qu’il couvrait de contrats et ceux qu’il achetait avec des bons de pétrole. Les pétroliers lui ont facilité la tâche, qui se sont vu proposer des zones d’exploitation mirobolantes. La solution du problème Saddam prendra du temps. Elle ne peut procéder, en même temps que du maintien de la pression militaire, que de la prise de parole du peuple irakien telle que pourrait la favoriser la désignation d’un médiateur des Nations unies.
Avant tout, nous souhaitons que les membres du Conseil de sécurité organisent sans délai une conférence internationale qui mette en lumière les exactions de Saddam Hussein et amplifie la pression conduisant a son départ, au lieu de tout faire pour fabriquer un nouveau héros.
Nous ne souhaitons pas la guerre, mais nous ne voulons pas que le martyre du peuple irakien se poursuive. Non à la guerre, non à Saddam Hussein."