Est-on responsable de la chute attendue de Kobanê, cette grande ville kurde de Syrie à la frontière turque?
Hélas oui. Les Kurdes n'intéressent plus grand monde sauf leurs amis. C'est tout le problème dans cette partie du monde des démocrates qui refusent le terrorisme aveugle. Ils sont comme invisibles, ils ne font pas peur, donc ils n'existent pas. À Kobanê, nous avons baissé les bras devant les exactions barbares de Daech [État islamique]. La majorité des Kurdes syriens se sont battus héroïquement et nous avons hésité à les soutenir parce qu'ils étaient influencés par le Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK], qui a longtemps été une organisation terroriste. La France ne s'est toujours pas résolue à agir en Syrie et les Américains s'y sont engagés, mais seulement par des raids aériens. C'était insuffisant. C'est un grand scandale de laisser mourir sous nos yeux ces Kurdes qui sont si proches de nous. Serons-nous récompensés de notre lâcheté? Même pas. Car les frontières coloniales de cette région du monde sont désormais perdues dans cette grande redistribution des cartes au sein du monde musulman dont on ne connaît pas le résultat à l'avance.
Vous avez plaidé discrètement et très tôt auprès des autorités françaises en faveur d'une intervention au profit des Kurdes…
La France a eu mille fois raison de venir en aide, sur les plans humanitaire et militaire, au Kurdistan d'Irak. Même si elle n'a pas tout de suite compris l'urgence de cette aide. De tous les représentants des 40 millions de Kurdes, ce sont ceux d'Irak qui montraient depuis longtemps l'exemple d'une vraie tendance démocratique.
En refusant d'intervenir pour sauver Kobanê, la Turquie, qui n'a toujours pas normalisé ses relations avec le PKK, a-t-elle pris le risque de relancer l'affrontement avec ses propres Kurdes?
Leur calcul politique est inacceptable. D'abord, ils ont laissé passer tous les étrangers djihadistes partis se battre en Syrie parce que Daech combattait aussi les Kurdes. Ensuite, en proposant une zone tampon autour de Kobanê, il ne s'agissait pas pour eux de sauver les Kurdes mais de les contrôler. Ce qui est une trahison du droit d'ingérence et d'une vision, même musulmane, des droits de l'homme. Finalement, ils ont laissé ces gens se faire assassiner en empêchant même les Kurdes de Turquie d'aider leurs camarades syriens, dans le seul but de ne pas renforcer le PKK. Le seul vainqueur de cette bataille s'appelle Daech, une organisation qui s'est lancée dans un concours de boucherie. Mais à terme, les Turcs seront perdants. Tôt ou tard, les 40 millions de Kurdes se réuniront pour ne former qu'un seul État, peut-être même de notre vivant. En attendant, nous n'avons que nos yeux pour pleurer devant ce qui se passe.
De quand date votre intérêt pour la cause des Kurdes?
Je suis allé pour Médecins sans frontières [MSF] en mission au Kurdistan d'Irak pour la première fois en 1973. J'y ai découvert des leaders dotés d'une vision ouverte sur le monde et d'un islam qui ne donne pas dans l'excès, où la mosquée est clairement séparée de l'État et où les femmes sont respectées. Ce sont des gens merveilleux et ils sont, dans cette région du monde, les plus proches de nous Européens. Bien entendu, ils ont entre eux, à cheval sur quatre pays différents, des contentieux. C'est pourquoi j'ai provoqué, parfois en insistant, des réunions pour qu'ils fassent la paix afin qu'on les comprenne et qu'on les aide davantage. Je me flatte d'être un ami des Kurdes depuis plus de quarante ans.