Kurdes : lettre ouverte à la paix en Turquie

mis à jour le Jeudi 21 mars 2013 à 22h26

Liberation.fr | Par RAGIP DURAN Correspondant à Istanbul

Le leader du PKK, Öcalan, a lancé hier un appel historique à mettre fin à une guerre de trente ans. Mais les concessions d’Ankara restent limitées.

La lettre de cinq pages d’Abdullah Öcalan, écrite dans sa cellule d’Imrali, l’île de la mer de Marmara où il est incarcéré depuis 1999 pour une peine de prison à vie, est lue en kurde et en turc devant une foule immense : un million de personnes massées dans une banlieue de Diyarbakir, la «capitale» du Kurdistan de Turquie. Des mots forts pour un moment historique, en ce jour de Newroz, le nouvel an kurde. «Désormais, une nouvelle période commence. Il n’y aura plus d’armes dans notre combat, il y aura de la politique démocratique. Il est dorénavant temps pour les éléments armés de se retirer hors des frontières», déclare dans son message le leader des rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), annonçant la fin de la lutte armée, menée depuis 1984 pour la reconnaissance des droits des Kurdes, si le processus de négociations entamé avec Ankara aboutit.

 

La «sale guerre» contre l’armée turque a fait quelque 45 000 morts et plus d’un million de déplacés. Et le PKK reste considéré comme un mouvement terroriste par les Européens et les Américains.

Mosaïque

La foule est hérissée de drapeaux kurdes et de photos d’«Apo», comme ses partisans surnomment Öcalan. Une banderole proclame : «Nous sommes prêts pour la paix et pour la guerre.» Dans sa lettre, le leader kurde a adopté le ton d’un vieux sage. Il y évoque Moïse, Jésus et Mahomet, s’adresse «aux peuples du Moyen-Orient et d’Asie centrale». Il parle de Kurdistan, mais pas de séparation : il en appelle à «l’unité nationale» tout en rappelant que «l’Etat-nation n’est plus valide» sous ses formes actuelles. Il dénonce «les impérialistes qui ont divisé les peuples du Moyen-Orient», mais assure ne pas rejeter «l’ensemble de l’héritage de l’Occident, notamment les Lumières et la démocratie». C’est un vrai politique qui s’exprime dans cette lettre ouverte. Pendant ses presque quatorze ans d’isolement carcéral, il a eu le temps de lire plus de 2 000 livres.

«Nous n’avons pas mis fin à notre lutte. Elle continue désormais avec de nouveaux moyens», explique le leader kurde, qui évoque toute la mosaïque des peuples de Turquie, «les Arméniens, les Turcomans, les Arabes et les Assyriens», et rappelle que Kurdes et Turcs ont vécu ensemble pendent plus de mille ans «sous le drapeau d’amitié de l’islam». «Nous lutterons contre ceux qui désirent nous diviser, ceux qui veulent la guerre entre nous», écrit-il encore dans cette lettre de prison. Mais il n’a pas précisé de calendrier pour le retrait de ses combattants, dont le nombre est estimé à 5 000, éparpillés entre le sud-est de la Turquie et les bases arrières du mouvement, dans le nord de l’Irak.

«Terrorisme»

Hier, depuis les Pays-Bas où il est en visite officielle, Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre islamo-conservateur turc, a salué ce message, tout en déplorant l’absence totale de drapeaux nationaux à Diyarbakir, «en contradiction avec son contenu». Les négociations entre le gouvernement turc et Abdullah Öcalan avaient commencé à la fin de l’automne, après que ce dernier était intervenu publiquement pour mettre un terme à la grève de la faim de 800 détenus politiques kurdes. Ce n’était pas la première prise de contact, mais cette fois, l’Etat, au travers du patron des services secrets, Hakan Fidan, très proche d’Erdogan, discutait directement avec le leader kurde et le reconnaissait publiquement. Quelques mois plus tôt, le Premier ministre évoquait un rétablissement de la peine de mort pour Öcalan…

Les gestes de bonne volonté se sont ensuite multipliés des deux côtés. Le gouvernement a levé les mesures d’isolement carcéral visant le chef des rebelles kurdes et le Parlement devrait voter une réforme partielle de la loi antiterreur qui permettrait la remise en liberté d’une petite partie des quelque 8 000 élus, avocats, journalistes, intellectuels, militants arrêtés ces trois dernières années pour «terrorisme», alors que les accrochages se multipliaient entre l’armée et la guérilla, faisant plus de 1 000 morts en un an. «Aujourd’hui, le chef terroriste est devenu une personnalité politique légitime qui œuvre pour la paix», souligne Cengiz Çandar, éditorialiste au quotidien Radikal et spécialiste du sujet.

Le tournant est réel, mais le processus de résolution de la question kurde (cette minorité représente 20% de la population de la Turquie) sera encore long. En tentant ce grand pari d’une paix kurde, Erdogan veut à la fois renforcer son pouvoir à Ankara et le poids régional de son pays (lire ci-contre). Mais, pour le moment, les concessions offertes par le gouvernement en échange de cet adieu aux armes du PKK restent bien limitées. D’abord sur le sort d’Öcalan lui-même. Ankara refuse une amnistie générale et sa remise en liberté alors que le mouvement kurde espère au moins obtenir son assignation à résidence.

Le gouvernement parle par ailleurs de droits culturels et d’une décentralisation municipale. C’est peu, et certains parmi les Kurdes sont surpris de la grande modération de leur leader charismatique qui, dans sa lettre, n’a ni revendiqué l’autonomie pour les régions à majorité kurdes ni lancé d’appel pour la libération des milliers de militants détenus.