© Yann Renoult La rédaction de Moyen-Orient remercie le photographe français Yann Renoult pour la cession de ses images publiées dans ce numéro.
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Moyen-Orient Magazine | Guillaume Fourmont | N° 41 janvier-mars 2019
Dans le contexte de la guerre secouant la Syrie depuis 2011, une expérience politique a fait son apparition dans le nord du pays : en novembre 2013, les Kurdes y déclaraient l’autonomie du Rojava ou « Kurdistan occidental ». C’est une sorte de revanche sur l’histoire (p. 18 et 24) pour un peuple marginalisé par Damas, mais les défis sont nombreux. Si l’un des objectifs est politique, aspirant notamment à une démocratie communaliste et à la réconciliation des communautés de la région, l’enjeu est aussi économique (p. 50) : comment rendre viable un territoire non reconnu internationalement et dépendant militairement de l’aide américaine ? Comment gérer un « État » (p. 38) face à des puissances régionales impliquées de près ou de loin dans une guerre qui n’en finit pas (p. 30) ?
Marginalisés par les autorités de Damas depuis l’indépendance, en 1946, les Kurdes de Syrie ont vu dans le soulèvement populaire de 2011 contre Bachar al-Assad (depuis 2000) la possibilité de changer la donne. Avec pour modèle la lutte armée de leurs « frères » de Turquie et l’autonomie politique de ceux d’Irak, ils s’engagent sur deux fronts, combattant à la fois le régime baasiste et l’organisation de l’État islamique (El ou Daech). Objectif : créer une instance politique autonome dans le nord de la Syrie, chose devenue réalité sur le terrain avec la déclaration d’autonomie du Rojava (« Kurdistan occidental ») en novembre 2013, puis la déclaration de la Fédération démocratique du Nord-Syrie (FDNS) en mars 2016.
Des Kurdes, mais pas seulement
Il est difficile d’accéder à des données sur la présence kurde en Syrie. En effet, la guerre civile qui y fait rage depuis 2011 rend les statistiques peu fiables. En 2012, sur un total de 3S millions de personnes, les Kurdes étaient ainsi répartis : 18,1 millions en Turquie, 7,87 millions en Iran, 7,16 millions en Irak et 1,92 million en Syrie, les mêmes chiffres circulant depuis sans trop de changement. Dans le cas syrien, le conflit et ses conséquences humaines, avec les flux de réfugiés, rendent encore plus délicates les estimations de populations, d’autant que le dernier recensement officiel date de 2004. Les Kurdes sont principalement installés dans le nord du pays, dans les régions d’Afryn à l’ouest, de Kobané et Tal Abyad au nord, de Hassaké, Qamichli et Al-Malikiyah à l’est. Toutefois, ce territoire est riche en communautés, notamment les Arabes, répartis un peu partout : les Turkmènes près d’Azaz, Al-Raai et sur la côte méditerranéenne, au sud de Kessab, et les Assyriens à Tal Tamer, impliquant autant de religions et de langues différentes. Au total, quelque 3 millions de personnes habitent dans cet espace.
À l’automne 2018, les Kurdes ne contrôlent pas complétement ce territoire, notamment depuis l’incursion de l’armée turque à Afryn en janvier. À travers le Parti de l’union démocratique (PYD), organisation sœur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc créée en 2003, et sa branche armée, les Unités de défense du peuple (YPG), ils imposent leur autorité dans le nord syrien dès 2012, les forces de Bachar al-Assad préférant se retirer pour combattre les rebelles dans des zones plus stratégiques et créant par la même occasion une zone tampon entre la Syrie et la Turquie. On parle alors de Rojava, constitué des cantons d’Afryn, de Kobané (Euphrate depuis 2014) et de Djézireh. Sous l’impulsion des Kurdes irakiens au pouvoir à Erbil, le Conseil national kurde de Syrie (ENKS) est créé en octobre 2011, mais il est vite dominé par le PYD. Ce dernier annonce l’autonomie de la région en novembre 2013, ainsi qu’une Constitution deux mois plus tard. Le texte de celle-ci est révélateur des intentions politiques kurdes : fidèle à l’idéologie du PKK, qui s’oppose à la création d’un Etat- nation kurde au Moyen-Orient, il indique que le Rojava demeure une « partie intégrante de la Syrie » (article 12) dans l’espoir de former une fédération post conflit. Par ailleurs, il reconnaît la diversité ethnique, religieuse et linguistique de la Djézireh (articles 3 et 9). Cette vision sera la clé pour que le PYD maintienne son autorité sur les nouvelles administrations, jusqu’à la naissance de la FDNS. En effet, si les Kurdes restent en haut des instances de gestion et de gouvernance, ils appellent à la réconciliation, intégrant au sein des divers organismes toutes les communautés, notamment les Arabes, autrefois privilégiés par le régime baasiste au détriment des autres.
Une ambition politique
Le PYD tire cette légitimité politique de son sacrifice au combat. Dès 2013, les groupes armés kurdes combattent les éléments d’Al-Qaïda et de l’EI voulant s’installer dans le nord. On retiendra la bataille de Kobané : les djihadistes de Daech marchent sur la ville en octobre 2014, mais ils en sont repoussés en janvier 2015. Située au centre géographique du Rojava, la ville était et reste stratégique aux yeux des Kurdes pour instaurer leur projet d’autonomie le long de la frontière turque, de l’autre côté de laquelle se trouve, certes, une importante population kurde, mais où les forces d’Ankara sont en lutte contre le PKK depuis 2015. Avec cette victoire, les YPG s’assurent le soutien occidental, notamment des États-Unis, et, en octobre 2015, naissent les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui regroupent Kurdes, Arabes et Syriaques contre un ennemi commun : les djihadistes. Elles s’imposent alors progressivement dans tout le nord-est du pays, jusqu’à Deir ez-Zor et la frontière irakienne, en passant par Thaoura et Raqqa. La prise de la « capitale » de l’EI en octobre 2017 après onze mois de combats marque la fin territoriale de l’organisation terroriste, faisant des FDS, donc des YPG, des alliés de taille pour les Américains. Mais, sans ces derniers, les Kurdes savent qu’ils ne pourraient résister aux forces loyalistes syriennes appuyées par la Russie et l’Iran. Cet appui à la rébellion est d’ailleurs un enjeu important dans la coalition anti-Bachar al-Assad, les États-Unis devant ménager leur allié turc, qui voit d’un mauvais œil les administrations autonomes naissantes de la FDNS.
En s’installant dans le nord de la Syrie, le PYD met en pratique la théorie du confédéralisme démocratique du leader du PKK, Abdullah Öcalan, emprisonné en Turquie depuis 1999. Chaque canton est doté de conseils populaires élus par des assemblées de communes. Chaque conseil gère les ressources agricoles et énergétiques, les finances, l’éducation, etc. Ainsi, il règne fin 2018 une certaine paix dans le nord de la Syrie, par rapport au reste du pays, avec la reprise d’une vie « normale », avec par exemple l’ouverture d’écoles et de centres de santé. Toutefois, les difficiles relations entre les FDS et le régime de Damas, la dépendance des premières au « parapluie américain » ainsi que le possible retour de tensions entre communautés invitent à se poser à la question : pour combien de temps ?