Kurdistan turc : Main basse sur la ville

mis à jour le Lundi 27 août 2018 à 17h57

L’OBS | 09/08/2018 | Envoyé spécial FILIPPO ORTONA | Photos EMIN OZMEN

Le gouvernement turc a profité du conflit avec les Kurdes pour détruire des quartiers entiers de Diyarbakir et exproprier la population. Retour sur l’éradication de Sur, centre historique de la capitale

Derrière les anciennes et imposantes murailles de Diyarbakir, la capitale informelle du Kurdistan turc, dans le sud-est anatolien, s’étend un énorme terrain vague, une friche sauvage bordée par une poignée de bâtiments grisâtres, construits récemment.

Il est difficile de s’imaginer qu’ici, il y a deux ans à peine, se trouvait un quartier historique datant de plus de 3 000 ans, une ville entière, l’une des plus vieilles du monde : Sur. Bordée d’un côté par le Tigre et de l’autre par la forteresse de İç Kale et les jardins de l’Hevsel - tous deux classés au patrimoine mondial de l’Unesco -, cette zone abritait près de 10 0000 habitants, un huitième de la population de Diyarbakir. Ils vivaient entassés dans un labyrinthe de nielles étroites et de maisons en basalte noir. Un joyau culturel inestimable, où ont longtemps cohabité Arméniens, Kurdes et juifs.

Mais aujourd’hui, près de la moitié de ce trésor a été détruite. Rasée par l’Etat turc. Lorsqu’en 2015 se sont interrompus les pourparlers de paix entamés deux ans auparavant entre les pouvoirs publics et le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le Sud-Est à majorité kurde de la Turquie s’est embrasé. Les militants du YDG-H (Mouvement de la Jeunesse patriotique révolutionnaire), une branche du PKK, ont déclaré l’autonomie de la région, et se sont retranchés dans les quartiers populaires de plusieurs villes, dont ceux de Cizre, sur les bords du Tigre, et celui de Sur. Des barricades, des check-points et des armes légères ont surgi un peu partout, maniés par des jeunes gens au visage masqué. L’affront était impardonnable pour Ankara. En septembre, le gouverneur de la région de Diyarbakir a imposé un couvre-feu. Trois mois après, il était devenu permanent. Tanks et artillerie sont venus renforcer le dispositif des forces spéciales. Un véritable siège a été instauré autour de ces quartiers. Selon la Fédération internationale des Droits de l’Homme (FIDH) de Turquie, le bilan de ce conflit turco-kurde est très lourd. Au moins 2 000 personnes - dont plus de 300 civils - y ont perdu la vie.

Au moment où les combats faisaient rage, en février 2016, le Premier ministre de l’époque, Ahmet Davutoglu, avait promis un grand plan de restauration dans le respect de l’identité historique de Sur. Ce serait « exactement comme Tolède » avait-il promis, en citant l’exemple de la ville espagnole partiellement détruite pendant la guerre civile et où avait eu lieu, en 1936, le fameux siège de l’Alcazar, soixante-dix jours durant. Mais jusque-là, pas de rénovation en vue. Le plan s’est surtout traduit par la démolition d’une bonne partie de l’ancienne ville et par une cascade d’expropriations.

Ce que Talat Çetinkaya, 39 ans, qui milite pour la préservation du quartier, qualifie de « vengeance ». Le but, affirme-t-il, est de récupérer ce qui reste du riche patrimoine historique et architectural de Sur, tout en éjectant ses habitants, les Kurdes pauvres et hostiles à l’Etat turc. Le gouvernement, via son agence de construction publique, Toki, « veut faire de Sur une zone touristique, mais les bénéfices générés par cette transformation n’iront pas dans les poches des locaux ». Selon lui, ce sont les investisseurs privés proches du gouvernement qui profiteront de la gentrification.

Le siège de Sur a redessiné la carte de la ville. Avec plus de 20 000 personnes déplacées à la fin du conflit, le quartier avait déjà perdu une partie de sa population. Les autorités ont offert des dédommagements à ceux qui avaient dû quitter leur maison... et ont exproprié ceux qui restaient dans la vieille ville. Selon Ahmet Ozmen, 39 ans, président de l’Association des avocats de Sur, l’Etat turc aurait exproprié 82% des habitants en 2016. Le montant des dédommagements a été âprement critiqué par les victimes de l’opération, ainsi que par des ONG internationales.

Dans un rapport publié en 2016 par Amnesty International, on lit que « la plupart des familles [de Sur] ont reçu [...] des compensations pour la perte de leur maison allant de 3 000 à 5 000 livres turques [de 500 à 900 euros, NDLR], même si, dans la majorité des cas, ils estimaient la valeur de leur propriété à 40 000 livres turques au minimum [7 000 euros] ». De nombreuses familles ont tenté de résister. Certaines ont refusé ce maigre compromis financier avec les autorités et même engagé des procès contre l’administration régionale et l’Etat. Bilan ? Plusieurs maisons tout simplement détruites.

“LE GOUVERNEMENT VEUT TRANSFORMER LE QUARTIER DE SUR EN ZONE TOURISTIQUE.” UN HABITANT

C’est ce qui est arrivé à Mehmet Ali, 60 ans, et aux siens. Ils se sont résolus à s’installer sur les décombres de leur propre maison, aux abords du district d’Ali Pasha. Ils vivent désormais dans une grande tente de jute, sans eau ni électricité. Après la fin des combats, le gouvernement avait décidé d’exproprier la famille, mais elle a refusé la compensation proposée. La police est venue plusieurs fois la sommer de partir, sans succès. Puis, un jour, « ils ont dit: “Ce n’est pas chez vous ici, c’est chez nous’’, ils nous ont jetés dehors, raconte Mehmet Ali, et ils ont tout démoli ». Les draps de la famille s’étendent en partie sur le nouveau mur de Sur, une barrière de chantier longue de plusieurs kilomètres, qui délimite la zone démolie.

Un peu plus loin, là où la barrière laisse la place à des grilles de la police, on aperçoit les ruines de la maison d’Emrullah Yilmaz, 32 ans. Lui aussi a été exproprié. Il est en train de contester la procédure en justice. Mais sans beaucoup d’espoir. Cet ancien interprète de l’armée américaine, blessé dans un blindé à Mossoul, une mésaventure dont il garde une cicatrice à la jambe, était retourné dans son pays natal en 2015, peu de temps avant qu’éclate le conflit, et avait commencé à restaurer la vieille maison familiale. Aujourd’hui, la cour est envahie par les décombres et la bâtisse est en ruine. La mort programmée du quartier l’afflige. Avant la guerre, dit-il, les mes de Sur étaient remplies de passants, de commerces. C’est ici, en « suivant les touristes avec un dictionnaire à la main », qu’il avait appris l’anglais. Maintenant, s’insurge-t-il, l’Etat est en train de « détruire cette culture » populaire pour « annihiler l’héritage kurde, arménien, assyrien, et faire en sorte que tout soit en accord avec la tradition ottomane ».

Si Emrullah Yilmaz et Mehmet Ali ont décidé de rester, s’ils ont dit non au compromis proposé par l’agence Toki et les institutions turques, la plupart des autres habitants ont accepté les dédommagements offerts. C’est le cas de la famille Ates, aujourd’hui installée dans une cité anonyme, perdue dans la banlieue de Diyarbakir, et où ils payent un loyer modéré. Ils habitaient dans le quartier de Hasirli, aux abords de Sur, l’un des six districts frappés par les combats. Fatma, une des trois filles de la famille, âgée de 28 ans, a grandi ici. Elle raconte leur histoire.

Sa famille est originaire de Seyrantepe, un village à une centaine de kilomètres de Diyarbakir. Elle a dû le quitter dans les années 1990, pendant l’une des phases les plus dures des combats entre le PKK et l’armée turque, et comme des milliers d’autres réfugiés, elle s’est alors installée à Sur. Modeste, la famille est vouée à la cause kurde, comme beaucoup d’habitants du quartier. Quand, vingt ans après, la guerre est descendue des villages de montagne pour se déployer dans les ruelles de la vieille ville, la mère a refusé de quitter la zone et les jeunes combattants. Le 20 février 2016, un obus de mortier a frappé la maison où ils étaient réfugiés.

Fatma montre une vidéo sur son portable. On la voit avec une de ses deux sœurs et son père s’approcher d’un peloton de soldats, au milieu des ruines, en traînant un gros tapis. Dedans gît la mère de Fatma, malade. Elle est morte quelques jours plus tard, alors que toute la famille était encore détenue par la police. A ce moment-là, les civils restés au sein de la zone de guerre étaient considérés comme des collaborateurs des combattants, voire des terroristes. Fatma a dû purger un an et demi de prison avec son père. Sa sœur est toujours en détention.

« Quand je suis passée devant le juge, il m’a dit : “Vous allez payer pour les crimes de votre mère” », explique Fatma. Les policiers lui ont cassé un bras pendant le procès. Encore aujourd’hui, cette jeune fille pâle et émaciée est assignée à résidence. Elle doit pointer chaque jour au commissariat. Pourtant, elle dit n’avoir «jamais eu de regrets » d’être restée à Sur. « On va panser toutes les plaies » avait assuré en février 2016 l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu, en présentant un « plan d’action » pour « réparer » les dégâts provoqués par la guerre dans le Kurdistan turc. C’était deux semaines avant la mort de la mère de Fatma. Deux ans ont passé. La jeune fille soupire, « la douleur est toujours là. Elle ne partira jamais ». ■