L'armée en perte d'autorité


lundi 7 mai 2007 | Par Marc SEMO - Ankara envoyé spécial

Le gouvernement rappelle les militaires à l'ordre, les laïques veulent faire sans eux.

Le pouvoir politique des militaires turcs n'est plus ce qu'il était. Le 27 avril dans la nuit, l'armée avait publié un mémorandum à propos de la présidentielle, évoquant «les risques de remise en cause de la laïcité». Mais, pour la première fois, une telle mise en demeure est restée quasiment sans effet. Le ministre de la Justice, Cemil Cicek, s'était même permis de rappeler lourdement que «le chef d'état-major est responsable devant le Premier ministre». «Le gouvernement en place n'a pas courbé l'échine et, de l'autre côté, le camp laïque  dans sa grande majorité s'est démarqué de cette initiative», analyse l'universitaire Ahmet Insel, soulignant que, désormais, «les militaires ne peuvent plus imposer leur point de vue et doivent miser sur la persuasion en agissant de façon indirecte dans le jeu politique démocratique, au travers de relais dans la société civile». Une page s'est tournée.

Rebuffades. Par trois fois ­ en 1960, 1971 et 1980 ­ l'armée, estimant la République en danger, a pris le pouvoir avant de le rendre aux civils. En février 1997, elle organisa la mobilisation de la société puis adressa un ultimatum au Premier ministre de l'époque, Necmettin Erbakan, leader historique de l'islamisme politique turc, le contraignant à démissionner. On avait alors parlé de «coup d'Etat postmoderne». Pilier du flanc sud-est de l'Otan avec ses 600 000 hommes, elle reste une puissance et conserve tout son prestige dans l'opinion publique. Mais la grande majorité du camp laïque estime désormais que «la démocratie est assez forte pour se défendre elle-même». Le million de manifestants défilant le 29 avril à Istanbul pour marteler face aux islamistes que «la Turquie restera éternellement laïque» n'hésitait pas non plus à scander «ni charia, ni coup d'Etat».
 
Signe de détente, Recep Tayyip Erdogan s'est entretenu vendredi soir pendant plus de deux heures avec le chef d'état-major Yasar Büyükanit, un «faucon» qui, dès son entrée en fonction en août dernier, avait multiplié les mises en garde contre «le danger séparatiste» ­ c'est-à-dire les autonomistes kurdes ­ et «le péril islamiste». Le texte du mémorandum a depuis disparu du site de l'état-major. Il reste de nombreux mystères autour de la publication de ce document non signé par Büyükanit, qui quinze jours plus tôt avait simplement rappelé publiquement que le président devait «adhérer aux valeurs de la République par conviction et pas seulement en paroles». Les spécialistes évoquent donc des turbulences au sein de l'armée qui auraient incité les généraux à écrire ce texte pour calmer les jeunes officiers. «La vieille génération s'est formée dans le cadre de l'Otan à l'époque de la Guerre froide, alors que la nouvelle, qui s'est forgée surtout dans la lutte contre la rébellion kurde, est, elle, beaucoup plus radicale et méfiante vis-à-vis des Américains comme des Européens», souligne le politologue Ihsan Dagi.

Euroscepticisme. Les éléments les plus durs de l'armée ont affirmé dans le passé qu'ils n'hésiteront pas s'il faut choisir entre l'Europe et la survie de la nation. «L'ultimatum des militaires a montré que, pour nombre d'entre eux, l'UE ne signifie plus rien», remarque Cengiz Aktar, spécialiste des questions européennes, soulignant aussi que le processus des réformes est arrêté depuis l'ouverture des négociations d'adhésion en octobre 2005. Mais malgré l'explosion du nationalisme et la montée de l'euroscepticisme dans une opinion publique lasse des rebuffades de Bruxelles, presque personne ne souhaite vraiment de retour en arrière. Or, l'intervention de l'armée entraînerait le gel du processus d'adhésion. Tous le savent. Y compris la haute hiérarchie militaire.


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