Lors de la publication du rapport annuel d'évaluation de la Turquie dans ses négociations d'adhésion à l'Union européenne, cela ne rate jamais : la Commission de Bruxelles épingle cet interventionnisme, réclamant que les militaires se désengagent totalement de la vie politique. A peine ont-ils amorcé un retrait dans ce domaine qu'ils tendent à s'immiscer de nouveau dans le débat public à l'occasion de l'élection présidentielle, au mois de mai. En revanche, aucun signe de repli n'est visible sur le terrain économique. Actuellement déployée en Afghanistan dans le cadre de l'Isaf ou au Liban, sous commandement de la Finul, l'armée turque, la deuxième de l'Otan derrière celle des Etats-Unis, excelle en effet dans le domaine des affaires.
Une holding dispensée d'impôts
Sa poule aux oeufs d'or s'appelle Oyak. Créé en 1961 après le premier coup d'Etat, le Fonds de solidarité et d'aide mutuelle des forces armées (Oyak) ne limite pas ses activités à sa fonction de mutuelle ou au versement de compléments de retraite à ses 227 000 membres. Avec un chiffre d'affaires de 6 milliards d'euros en 2005, c'est la troisième holding du pays. Dirigée par un civil, Coskun Ulusoy, Oyak participe au capital de 60 sociétés, possède cimenteries, supermarchés, industries chimiques... Mais ce qui fait du fonds de pension un poids lourd économique, c'est son partenariat avec le constructeur Renault et l'assureur Axa, dont Oyak détient respectivement 49 et 50 % du capital en Turquie. Selon Taha Parla, professeur à l'université du Bosphore, à Istanbul, « l'Europe se contente de critiquer le pouvoir politique de l'armée sans dire un mot sur sa puissance économique, en raison des alliances nouées avec des sociétés étrangères, notamment françaises ». En 2006, la société a encore consolidé sa mainmise sur l'économie nationale en rachetant le sidérurgiste Erdemir, que convoitaient de leur côté Arcelor et Mittal. Cette privatisation permet de préserver les intérêts de l'Etat dans le secteur stratégique de l'énergie et de soustraire ce dernier aux investisseurs étrangers. Oyak aurait aussi un oeil sur Türk Hava Yollari, la compagnie aérienne publique.
Comparé aux autres holdings turques, Oyak présente plusieurs particularités. Ainsi, les militaires sont majoritaires au sein de son conseil d'administration, présidé par un général à la retraite. Mais surtout elle bénéficie d'un avantage de taille : le fonds de pension n'acquitte pas l'impôt sur les sociétés ! A cela s'ajoutent les cotisations de ses adhérents, qui lui versent 10 % de leurs salaires, ce qui permet d'éviter les problèmes de trésorerie. « Mais le système fait de nombreux mécontents parmi les membres d'Oyak, car les prestations ne sont pas à la hauteur de celles proposées par la concurrence, souligne Levent Unsaldi, auteur du livre Le Militaire et la politique en Turquie (L'Harmattan). Adhérant totalement à la logique du marché, Oyak a oublié au fil du temps ses missions initiales de mutuelle. » Il semblerait cependant que les militaires fassent parfois passer leurs principes avant les affaires. Ainsi, ils ont écarté le Crédit agricole du rachat d'Oyak Bank. Il s'agit d'une mesure de rétorsion après le vote par les députés français d'une loi sur le génocide arménien, en octobre dernier.
Sans contrôle du Parlement
Outre Oyak, l'armée est présente dans l'industrie militaire par le biais de deux fondations, le SSDF (Fonds de soutien à l'industrie de défense) et la TSKGV (Fondation pour le renforcement des forces armées turques), qui ont pour vocation de diminuer la dépendance du pays à l'égard de l'étranger dans ce secteur. La TSKGV, par exemple, fabrique sous licence des avions F16 américains. Là encore, comme Oyak, les deux structures bénéficient de diverses exemptions d'impôts. Le SSDF se finance grâce aux gains de la loterie nationale, à des taxes sur les ventes d'alcool et de tabac, et aussi sur les paris (courses de chevaux et matchs de football). Autant de revenus versés au budget de l'armée qui échappent au vote du Parlement. Ils constituent un impôt militaire dont s'acquittent tous les citoyens turcs et qu'aucun, ou presque, ne songe à contester, tant le respect pour l'institution reste fort en Turquie.
Laure Marchand, à Istanbul