22 mars 2003
Par Kendal NezanLe spectacle peu reluisant du déchirement des Européens face à la crise irakienne ne doit pas nous faire oublier que sur cette question devenue passionnelle l'Europe n'a pas été toujours divisée et impuissante. Il lui est même arrivé de faire accepter à une administration américaine conservatrice et réticente des initiatives bousculant les convenances et la jurisprudence de l'ONU.
C'était au lendemain de la guerre du Golfe. Pour avoir participé à la coalition alliée, la France et la Grande-Bretagne estimaient, à juste titre, avoir leur mot à dire dans la gestion de l'après-guerre qui fut marqué par une crise humanitaire sans précédent. Au cours de la guerre, le président Bush avait appelé le peuple irakien à se soulever contre son tyran, qualifié de «nouvel Hitler». Croyant que l'heure de la libération tant attendue avait enfin sonné et qu'ils allaient être soutenus par les Américains, les Irakiens se soulevèrent dans 15 des 18 provinces du pays et chassèrent en moins de deux semaines les représentants du régime honni. Il aurait suffi d'un simple soutien aérien pour qu'ils s'emparent aussi de Bagdad, peuplé d'une majorité de chiites et de Kurdes.
Malheureusement pour eux, Washington, semble-t-il à la demande pressante de l'Arabie saoudite qui craignait l'émergence d'un Irak démocratique dominé par sa majorité chiite, et de la Turquie qui agitait le spectre d'un démantèlement pouvant déboucher sur la création d'un Kurdistan indépendant, décida de maintenir le dictateur irakien et de lui laisser les mains libres pour «la répression des troubles internes susceptibles de déstabiliser la région».
Le royaume saoudien qui, avec le Koweït, avait été le principal bailleur de fonds de cette guerre et qui, pour sa tranquillité et celle des pétromonarchies du Golfe, préférait un Saddam Hussein affaibli et désarmé aux risques imprévisibles d'un changement à Bagdad, était à l'époque en mesure de peser sur les décisions de ses protecteurs américains. Au cours d'une rencontre à Genève avec Barzan al-Takriti, demi-frère et homme des missions secrètes de Saddam, les émissaires saoudiens convinrent des règles nouvelles du jeu régional et donnèrent des assurances que les alliés n'interviendraient pas dans les affaires intérieures de l'Irak.
La suite des événements est connue : la répression terrible de l'insurrection chiite au cours de laquelle les pilonnages des villes à l'artillerie lourde, les mitraillages des hélicoptères de combat, des bombes au phosphore, firent plus de 150 000 morts. L'inaction des troupes alliées stationnées à quelques encablures du théâtre de ces massacres encouragea les unités d'élite des Gardes républicaines, miraculeusement préservées du déluge de feu de la guerre du Golfe, à lancer une contre-offensive dévastatrice contre le Kurdistan. La population kurde, massée dans quelques villes et des camps d'internement, à la suite de la destruction d'environ 90% de ses villages lors des campagnes génocidaires des années 1987-1989, ne disposait évidemment d'aucune parade contre les hélicoptères, les chars et l'artillerie à longue portée de l'Irak. Constatant leur abandon par les alliés qui n'avaient cessé de les appeler à la révolte, ils fuirent massivement, toutes classes sociales et tous âges confondus, vers les frontières de l'Iran et de la Turquie. Cet exode, qualifié de «biblique» par le Pape, au lendemain d'une guerre menée au nom du droit, au vu et au su de forces alliées encore présentes dans la région, suscita une immense émotion dans l'opinion publique des pays occidentaux qui ne tarda pas à exprimer sa colère. Le président Mitterrand sut se faire le porte-parole de cette indignation universelle pour exiger une intervention urgente de l'ONU sous peine pour celle-ci d'être discréditée. Ce «baroud d'honneur», lancé le 2 avril 1991, rencontra au début de «vives réserves» de la part des responsables onusiens et une attitude négative de l'Administration Bush qui ne voulait pas «sacrifier de précieuses vies américaines» et tentait de désamorcer l'initiative française en l'imputant à des considérations de politique intérieure, dans une allusion transparente aux sympathies prokurdes de l'épouse du chef de l'État français.
Finalement, ce combat, considéré au départ comme perdu d'avance car bousculant les mauvaises habitudes de la guerre froide et de la realpolitik, fut rapidement couronné de succès. La défense de victimes attira à la France le soutien massif de l'opinion et des médias américains, qui firent plier le président Bush qui consentit à la désormais fameuse résolution 688 dite d'ingérence humanitaire. Celle-ci établissait les bases légales d'une opération qui permit de sauver des milliers de vies.
Alors que Paris faisait comprendre au monde que, désormais, «aucun État ne peut être tenu pour le propriétaire des souffrances qu'il engendre ou qu'il abrite», pour reprendre la formule du président français, Londres fut, de son côté, à l'origine d'une autre initiative diplomatique d'envergure et innovante. C'est en effet le premier ministre britannique, John Major, qui, trois jours après le succès français à New York, lança le 8 avril, au sommet européen du Luxembourg, l'idée de création à l'intérieur de l'Irak d'un «safe haven», un abri sûr • ou zone protégée par les alliés • pour rapatrier les réfugiés kurdes dans leurs foyers et leur donner les moyens de reconstruire leur vie dans la dignité et la liberté, afin d'éviter une «palestinisation» de la question kurde.
Convaincu de la pertinence de la proposition européenne, le président Bush imposa au régime irakien de se retirer de tous les territoires kurdes situés au-dessus du 36e parallèle.
En ce printemps de 1991, la diplomatie européenne, assurément fort audacieuse et inspirée, avait lancé aussi l'idée de faire traduire Saddam Hussein devant un tribunal international. C'est l'Allemand Hans-Dietrich Genscher qui, lors de la réunion du 15 avril à Luxembourg des ministres des Affaires étrangères de la CEE, proposa cette initiative qui fut adoptée à l'unanimité.
A l'issue de la réunion, le président en exercice du Conseil, le Luxembourgeois Jacques Poos exposa en ces termes les motifs de cette action : «Les ministres européens considèrent Saddam Hussein personnellement responsable du crime de génocide défini par la convention de Genève de 1948. Nous sommes convenus que les conditions pour le juger sont réunies car le génocide a été perpétré.»
Les archives de la Gestapo irakienne, saisies par la résistance kurde lors du soulèvement de mars 1991, auraient, à elles seules, fourni des charges accablantes contre le dictateur irakien. Cependant, Washington, tout en étant d'accord sur le bien-fondé juridique de cette proposition, s'abstint de la soutenir devant l'ONU par «réalisme» et pour des raisons pratiques. En effet, comment arrêter le tyran de Bagdad sans déclencher une nouvelle guerre dont le but serait un changement de régime non souhaité par les voisins de l'Irak et difficile à faire accepter par un Sénat qui n'avait approuvé que par 52 voix contre 47, l'engagement des troupes américaines dans la guerre du Golfe ? Douze ans plus tard, c'est le Bush fils qui veut mener à son terme la besogne inachevée de son père qui s'était résigné au statu quo.
L'Europe qui voulait unanimement juger Saddam Hussein pour crime de génocide se trouve, elle, divisée. Ironie du sort, ce sont les plus ardents défenseurs du jugement du dictateur irakien, à savoir l'Allemagne et la France, qui aujourd'hui, au nom d'une autre conception du droit et par «réalisme», défendent le statu quo tandis que George W. Bush, soutenu par un Congrès quasi unanime décide, sans complexe et sans l'aval explicite de l'ONU, de se lancer dans la guerre pour renverser la tyrannie de Saddam Hussein et promet au peuple irakien un avenir de paix et de démocratie.
La seule puissance dont la politique irakienne, malgré une alternance politique intervenue entre-temps, n'a pas varié est la Grande-Bretagne. Tony Blair préfère perdre son poste que déserter un combat qu'il croit juste contre un régime génocidaire. Les Britanniques, par le caractère très libre, vibrant et contradictoire de leurs débats au Parlement et dans les médias nous donnent, une fois de plus, une belle leçon de démocratie.
Quel contraste avec la France où de l'extrême droite à l'extrême gauche toutes les oppositions et les grands médias s'alignent sur la position officielle pour se livrer à leur exercice favori d'autocélébration.
L'Europe, plus déchirée que jamais, dépourvue d'initiative et d'imagination, desservie par des hommes politiques dont la plupart ne sont pas à la hauteur des événements, n'offre plus au monde que l'étalage de son inconsistance et de son impuissance politique. Elle se retrouve marginalisée dans cette première crise internationale du XXIe siècle affectant une région pourtant hautement stratégique pour ses intérêts.