La communauté chrétienne de la région autonome kurde s'apprête à célébrer Pâques dans le deuil et l'incertitude. Mgr Rabban se bat pour endiguer les départs massifs.
Tout à son affaire d'organiser une veillée de condoléances dans son village de Komané, perdu dans les montagnes, Mgr Rabban al-Qas a affolé tout le Kurdistan. Mardi, une rumeur courait : sa voiture avait été attaquée, et il restait introuvable. Son téléphone rebranché, l'évêque passera la soirée à rassurer le ministre de l'Intérieur, les services de sécurité de la région kurde d'Irak, ses amis musulmans et chrétiens… Un officier peshmerga, viendra constater de visu que l'évêque chaldéen est tranquillement assis dans son canapé, un neveu sur les genoux, devant un dessin animé. « Jamais, je n'accepterai de gardes, laissez-moi vivre ma vie », répète-t-il, en s'amusant de cette « blague ». Mais entre deux bons mots dans un français impeccable, il serre le poing, « je dois relever les défis, j'ai été très fatigué ces derniers jours ».
Vendredi 14 mars, Mgr Rabban a célébré les obsèques de l'archevêque de Mossoul, Faraj Rahho, kidnappé en février et dont le corps a été retrouvé, enterré par ses ravisseurs, jeudi dernier. Son prédécesseur avait déjà été enlevé et relâché contre une rançon. L'an dernier, ce sont trois diacres et un prêtre qui ont été abattus devant une église. Les chrétiens de cette ville, devenue l'un des principaux foyers d'al-Qaida, ont déjà payé un lourd tribut à la violence interreligieuse qui ravage l'Irak. Avant la guerre, on comptait encore un peu plus de 500 000 chrétiens dans le pays, à Bassora, à Bagdad… Deux cent mille auraient déjà fui, à l'étranger ou au Kurdistan, relativement épargné. Responsable des deux diocèses, Mgr Rabban s'y bat corps et âme pour que sa communauté puisse continuer à vivre sur sa terre : « Notre avenir est ici, l'exil est une catastrophe : la troisième génération, aux États-Unis ou à Sarcelles, perd ses racines. »
Dans la région autonome kurde, le nombre de chrétiens a été multiplié par trois en cinq ans, passant à 80 000. Beaucoup en avaient été chassés par la répression sanglante et la politique d'arabisation de Saddam Hussein. À quatre jours de Pâques, l'évêque réconforte les réfugiés du village de Salahadin, sous le choc de la mort de l'archevêque. Un « martyr » de plus qui assombrit encore l'avenir des chrétiens d'Irak. Sont-ils visés à cause de leur religion ? Pour Behnam Petros, arrivé de Bagdad en 2006, la réponse ne fait aucun doute : « Avant mon départ, des voitures piégées ont explosé devant cinq églises simultanément, les enlèvements de commerçants chrétiens se multipliaient. »
Plombier, Rafaël Yako menait une vie paisible dans la capitale. Son fils a réchappé de justesse d'un attentat. Dans son modeste salon, une photo sur le mur nu rappelle un passé révolu, quand les femmes portaient des robes légères : « Bagdad, c'est fini. Mais qui nous dit que le fanatisme ne va pas arriver ici ? » La mosaïque communautaire, qui est en train de disparaître du reste de l'Irak, est encore une réalité dans la région kurde, fragile.
À trois heures et demi de route, les bancs de la grande église d'Erbil, pleine à craquer, sont remplis d'histoires identiques. Au volant de son 4×4, une cassette de chants religieux dans l'autoradio, Mgr Rabban file à 150 km/h pour la cérémonie du « lavage des pieds » du Jeudi saint. Comme à son habitude, il ne relâche l'accélérateur qu'aux check points tenus par les peshmergas. Un salut pour chacun, tout le monde connaît ce patriote en soutane qui sillonne sans relâche son « pays », avec son « amour de Dieu » en bandoulière. « Je suis kurdistanais, martèle-t-il comme une profession de foi. En Irak, on nous tue, on nous torture. La constitution nous a ravalé au rang de citoyens inférieurs parce que chrétiens. Alors comment se dire irakien ? » Lundi, il dînait avec le gouverneur local et Jay Garner, ancien administrateur américain en Irak, membre de la délégation de Dick Cheney, le vice-président, en tournée au Moyen-Orient. Au menu : le développement économique du Kurdistan.
Depuis 1991, le gouvernement régional kurde, dont le ministre des Finances est chrétien, a mis un point d'honneur à choyer cette minorité. Désormais, un petit subside est alloué à chaque famille de réfugiés, des logements sont construits.
Mgr Rabban a obtenu des fonds pour bâtir une église dans son village. Sept cents places assises, trois niveaux, une croix de six mètres, une autre, lumineuse, posée sur un globe. « Ce sera magnifique » . Cet édifice, dont il a fait les plans, est à la mesure de l'avenir qu'il veut pour sa communauté. Parfois, le doute transparaît dans son regard bleu. Mais cet « ancien champion de volley-ball », qui reconnaît avec une pointe de coquetterie « une bonne condition physique » pour ses 59 ans, le repousse. Sa grande affaire pour consolider ce sanctuaire précaire qu'est le Kurdistan, c'est son lycée mixte à Dohouk, ouvert en 2004. Les élèves kurdes, chrétiens et yezidis y sont mélangés : « La seule façon de combattre le fondamentalisme ». Aucun enseignement religieux n'est dispensé. L'évêque y assure les cours de français et l'apprentissage de l'araméen, option obligatoire, « pour que les Kurdes sachent que cette terre n'est pas qu'à eux. » Depuis quelques mois, les caisses sont vides pour assurer la scolarité gratuite de ses protégés. Alors, son église attendra : le budget du chantier passe dans l'école, « parce que la religion sans l'éducation, ça ne sert à rien ».