Longtemps, des tueurs à gages les guetteront, d'autres chercheront à les déshonorer en les qualifiant de laquais des États-Unis. Cependant, si l'on se fie aux images de ces juges entraperçus à la télévision, ils ne semblaient craindre personne et n'être à la solde de personne ; ces magistrats impassibles donnaient le sentiment de fonder un ordre nouveau, un état de droit.
Demain, après-demain plus probablement, les enfants irakiens apprendront-ils, dans leurs manuels scolaires, les noms de ces magistrats parmi les fondateurs d'une nouvelle république ? C'est possible, les guerres ont une fin, le pire n'est pas toujours certain, même en Irak. Le jour venu, les historiens s'attacheront à reconstruire une histoire de l'Irak, cohérente et linéaire : l'Irak comme colonie britannique, puis comme monarchie parlementaire, comme dictature puis comme république enfin. Dans cette histoire à venir, la mort du dictateur apparaîtra comme le sacrifice fondateur de la république nouvelle, comme la mort du roi en 1958 fut le sacrifice fondateur de la dictature. Certainement, les juges irakiens ont-ils songé, par-delà l'état de droit, à ce sang versé qui, dans toutes les civilisations, clôt une époque pour en ouvrir une autre ; par-delà le droit, il faut envisager que la mort de Saddam fut pour ces juges une nécessité historique. Peut-être même, l'exécution de Saddam était-elle, en Irak, indispensable pour que les soldats de la guerre civile comprennent que les temps avaient vraiment, oui vraiment changé.
Mais, en dehors de l'Irak, ces circonstances historiques et locales ont rarement ou jamais été prises en considération par les commentateurs. J'insisterai ici sur ceux, nombreux mais pas majoritaires dans l'opinion (d'après les sondages, la mort de Saddam est plutôt approuvée), en Europe et aux États-Unis, qui ont contesté le procès puis réprouvé l'exécution. Donc, le procès aurait été invalide parce que tenu en présence d'une armée étrangère. Le procès aurait été bâclé parce que Saddam n'a pas eu le temps de répondre de tous ses crimes. Le procès aurait dû être celui des gouvernements qui, naguère, ont armé Saddam Hussein, français, allemand, américain, saoudien... Le procès aurait dû se tenir devant une Cour internationale. Le procès a souffert d'imperfections juridiques qui, aux États-Unis, auraient conduit à son annulation, etc.
Eh bien, toutes ces critiques sont fondées. Sans plus. Car, nul ne conteste les faits reprochés à Saddam Hussein ; nul ne nie que 148 villageois ont été exécutés à Dujail parce qu'ils étaient chiites. Nul ne nie qu'il s'agissait bien là d'un génocide. Nul ne conteste que Saddam Hussein ait eu tout le loisir de se défendre en public et ses avocats aussi.
Nul ne devrait donc contester que la seule tenue de ce procès dans l'Irak en guerre, malgré la présence des troupes étrangères, a été un spectaculaire progrès du droit, sans précédent dans le monde arabe !
Les Irakiens auraient-ils dû rechercher d'abord la perfection juridique ? Ou, malgré les conditions adverses, faire progresser l'état de droit ? C'est bien ainsi, et pas de manière plus théorique, que la question se posait à eux, réellement : le temps à Bagdad n'est pas celui des états d'âme.
Quant aux commentaires idéalistes en Europe et aux États-Unis, ils me font penser à cette citation de Charles Péguy : « Les moralistes ont les mains blanches parce qu'ils n'ont pas de mains. »
À vrai dire, tous les contempteurs du procès et de l'exécution de Saddam Hussein sont-ils des moralistes et ont-ils les mains aussi blanches ? Loin s'en faut. On repère dans ce camp quelques-uns chez qui la haine de George W. Bush, ou des États-Unis en général, est si vive que tout événement qui, de près ou de loin, directement ou indirectement, pourra être accroché à Bush, est en soi condamnable. Pour ces adversaires de l'intervention américaine en Irak (qui ont le droit de l'être et j'en fus dès le premier jour) et de toute intervention américaine dans les affaires du monde (là, je n'en suis pas), l'exécution de Saddam Hussein simplifie le débat : il ne leur est plus nécessaire de discutailler du procès, il suffit de rappeler que, par principe, on est contre la peine de mort. La controverse s'éteint par une victoire du principe, non négociable, un passage en douceur de la réalité complexe vers la symbolique pure. Ainsi, à Paris, Le Monde bien-pensant proclame dans son éditorial du jour « Nous sommes contre la peine de mort par principe ». Comme un principe ne se négocie pas, oublions - n'est-ce pas - les circonstances en Irak et ces Irakiens compliqués.
À l'autre bout de la planète, dans un registre voisin, je découvre que le gouvernement de l'Argentine a publié un communiqué qui condamne l'exécution de Saddam Hussein « au nom des droits de l'homme », tout en condamnant les crimes commis par Saddam Hussein « au nom des mêmes droits de l'homme ».
Pour ce gouvernement qui ne s'était jamais intéressé à l'Irak auparavant (mais dont l'antiaméricanisme est un fonds de commerce), les droits de l'homme de Saddam Hussein sont donc équivalents à ceux de ses millions de victimes : étrange équivalence morale qui aurait placé sur un même niveau Staline et les victimes du goulag, Hitler et les victimes de l'Holocauste. Il est des cas où l'antiaméricanisme rend bête. (Si je voulais verser dans un argument facile, je rappellerais à ce gouvernement et à tous les adversaires vocaux de la peine de mort « par principe », qu'elle frappe au moins dix mille Chinois par an, généralement sans procès, sans avocat et que les exécutions se tiennent dans le silence assourdissant ; je suis bien seul à signer des pétitions sur ce sujet.)
Fallait-il exécuter Saddam Hussein ? Pour ma part, j'aurais préféré qu'il fût condamné à perpétuité à déterrer les morts des fosses communes et à les réinhumer de ses mains, conformément aux rites islamiques dont il se réclamait à la fin de sa vie. Mais je ne suis pas irakien ; ma famille n'a pas été exterminée par Saddam Hussein, je ne suis pas en guerre, je ne peux pas décider à la place des Irakiens. Avant de les juger et jauger depuis notre position confortable, essayons de les comprendre.