L'heure kurde sonne au Moyen-Orient

mis à jour le Jeudi 5 juin 2014 à 16h54

Marianne.net | Par Martine GOZLAN

Dans un Moyent-Orient en sang, les Kurdes, si longtemps victimes, semblent échapper à la malédiction. 

Désormais en force au Parlement turc, ils constituent un îlot de prospérité au Kurdistan irakien, loin de chaos de Bagdad tandis qu'en Syrie ils disposent de trois régions autonomes. Seront-ils, demain, des médiateurs entre peuples sur leurs terres natales déchirées ?

BULLE DE SÉRÉNITÉ

le Kurdistan irakien, qui s'est relevé grâce à l'aide financière américaine, est prospère. les femmes y jouissent d'un statut privilégié.

Est-ce un répit ou un salut? Les Kurdes, ce peuple étiré sur quatre pays brûlants - la Turquie, la Syrie, l'Irak et l'Iran - ont été trahis et massacrés avec tant de constance qu'ils restent perplexes devant les lueurs allumées aujourd'hui sur leur route. Pourtant, la roue du malheur semble avoir tourné.

En Irak, alors que Bagdad continue à saigner (la réélection à un troisième mandat du très sectaire Nouri al-Maliki n'y changera rien), le Kurdistan autonome vit dans une insolite bulle de sérénité. Centres commerciaux, boom immobilier, projets universitaires, Silicon Valley: il s'est relevé grâce à Illide financière américaine. Les femmes ont les cheveux libres. Les femmes kurdes sont des battantes : amazones des légendes locales ou guerrières dans les rangs des peshmergas, elles sont désormais enseignantes, informaticiennes et femmes d'affaires. Farouchement opposées à un islamisme kurde certes minoritaire mais qui tente de grignoter leurs acquis. Elles n'oublient pas que jadis, avant la colonisation anglaise de l'Irak, Halabja était gouvernée par une femme: on lappelaitla« Princesse des braves ».

TISSU CONFESSIONNEL MÊLÉ

En 1988, Saddam Hussein gazait des milliers de Kurdes dans l'indifférence d'un monde occidental qui armait le tyran contre l'Iran: aujourd'hui, la vitalité d'Erbil, la capitale, a triomphé de la douleur d'Halabja. « Nous avons des aéroports, une armée et une trentaine de consulats dans le mondeentier.]oeBiden, voireBarack Obama, appelle notre président chaque mois!» rapportent fièrement les proches du gouvernement autonome d'Erbil. Le Km'distan irakien, refuge pour les chrétiens persécutés de Mossoul et de Bagdad, est le seul endroit de la région oùla construction des églises est autorisée. Car les Kurdes ne sont pas seulement musulmans mais aussi assyro-chaldéens, chrétiens syriaques, sabéens et adorateurs de saint Jean-Baptiste. lis peuvent aussi être zoroastriens, comme les Persans d'avant l'islam.  Un tissu confessionnel chamarré: le seul encore vivant au Moyen-Orient. On Y voit même des Israéliens visiter les vestiges des synagogues.

REPÈRES

XVIE-XIXE SIÈCLE.
Sous l'Empire ottoman, l'unité territoriale kurde est assurée à travers de nombreux émirats, souvent rivaux, soumis au sultan.

  • 1920. Traité de Sèvres. Conclu entre les Aillés et la Turquie, Il prévoit la création d'un Etat kurde.
  • 1923. Traité de Lausanne après les conquêtes turques qui annule la promesse.
  • 1930. Révolte au Kurdlstan turc.
  • 1936-1945. Révoltes récurrentes au Kurdlstan Irakien.
  • 1978. Fondation en Turquie du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdlstan, qui prône la lutte armée. Début de la guerre entre l'armée turque et les Insurgés.
  • 1979. Répression en Iran après la révolution Islamique.
  • 1988. Gazage des Kurdes de Halabja en Irak par Saddam à la fin de la guerre Iran-Irak.
  • 1991. Première guerre du Golfe. Soulèvement kurde en Irak. Exode.
  • 1995. Furieux combats en Anatolie entre l'armée turque et le PKK. Exode de centaines de milliers de civils.
  • 1999. Capture d'Abdullah Ocalan, le leader du PKK.
  • 2003. Invasion de l'Irak par les Américains, soutenus par les Kurdes. Chute de Saddam.
  • 2004. Soulèvement kurde en Syrie à Kameshll.
  • 2005. La Constitution Irakienne approuve l'autonomie du Kurdlstan. Le Kurde Jalal Talabanl est président de l'Irak.
  • 2010. Arrestation de nombreux Intellectuels, journalistes et avocats kurdes à Diyarbakir.
  • 2012. Fln du conflit entre l'armée turque et la rébellion qui aura duré vingt-six ans et fait 45 000 morts.
  • 2013. Proclamation unilatérale d'un Kurdlstan syrien.
  • 2014. Succès des candidats kurdes aux élections municipales en Turquie. La vole est ouverte à la reconnaissance de la langue kurde, enseignée officiellement depuis
  • 2013 dans les écoles privées.

 


« POUR LA PREMIÈRE FOIS, LES FRONTIÈRES OUI SÉPARAIENT LES ENFANTS DU MÊME PEUPLE SONT VIRTUELLEMENT ABOLIES. » KENDAL NEZAN

UNITÉ GÉOGRAPHIOUE

En Turquie, à la destruction des villages par l'armée pendant des décennies de guerre civile succède une entrée en force au Parlement d'Ankara et aux élections locales: les partis kurdes ont raflé 30 sièges et une centaine de municipalités. La moitié de ces villes sont désormais dirigées par des femmes. A commencer par Diyarbalcir, l'âme de la région. Enfin, la langue kurde commence à obtenir droit de cité. Les 18 millions de Kurdes turcs respirent. A Diyarbakir, en novembre 2013, Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre islamiste, reçoit le président du Kur- Sources Insll tutkurdeorg, A World Factbook, Valeurs actuelles. V dis tan irakien, Massoud Ba.rzani. Lequel s'adresse en kurde à une foule extatique. Erdogan reste impassible: la carte kurde est rune de celles qu'il joue pour renforcer son pouvoir. Hélas, une pléiade de journalistes et d'éditeurs restent en prison. « On a vu pire, la clé de l'évolution politique et démocratique en Turquie, c'est la question kurde. La région de Diyarbakir estla seule où lapopulation nest pas islamiste, pas antisémite, pas antioccidentale », répètent les optimistes. Se saisir des clés, partout, pour ouvrir les portes de fer des patries déchiquetées: c'est l'objectif de ceux qui ont cessé depuis longtemps de caresser l'utopie du « Grand Kurdistan» et plaident la cause d'un fédéralisme kurde à l'échelle de la région.

« En dehors de la diaspora et des grandes villes turques, la population kurde forme une unité géographique parjàite, explique Bernard Dorin, ancien ambassadeur de France dans la région. Il y a quelques poches isolées, au nord-est de l1ran, dans la région de Méched, et au sud d'Ankara. Le noyau central s'étend du plateau anatolien turc jusqu'au sud des monts Zagros en Iran. Le Kurdistan est une sorte de Pologne du Moyen-Orient. Comme l'étaitle peuple polonais au XIxe siècle, le peuple kurde est divisé entre des Etats prédateurs qui se le partagent. Au XIxe siècle, la Pologne était partagée entre l'empire d'Autriche, l'Empire allemand et l'Empire russe avant deformer unEtatindépendant en 1918. De même le Kurdistan est ~ partagé entre la Turquie, l1ran, la ~ - Syrie et l1rak. »

JOUER SA PROPRE CARTE

« Le xxe siècle nous a été terrible mais le XXle est un siècle kurde au Moyen-Orient, résume l'historien Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de Paris, en Syrie, avec 15 % de la population, nous sommes la seuleforce politique laïque ... » Les Kurdes syriens entretiennent d'excellentes relations avec la minorité chrétienne. Les alaouites ne leur sont pas hostiles. En revanche, les jihadistes les vouent à l'enfer. De furieux combats opposent en effet les groupes dll-Qaida aux défenseurs du nouveau Kurdistan syrien autonome, le« Rojava », de son nom kurde. Nouvelle zone indépendante, le Rojava est né au coeur du chaos général en novembre 2013. Il a été proclamé unilatéralement et regroupe trois régions, de la frontière turque à l'Euphrate et à la Djézireh, vers la frontière irakienne. Toutes disposent d'une assemblée et d'un gouvernement. « Une constitution régionale pluraliste a été adoptée et sert defeuille de route, explique un chercheur français, elle prône le respect des minorités, le fédéralisme au sein des o§ . Vi frontières de la Syrie et les principes de base de la démocratie. Pour certains détracteurs, c'est un écran de fumée qui dissimule les agissements d'un parti unique et un plan de séduction destiné à la communauté internationale. » Car cette proclamation d'autonomie unilatérale est le fruit d'une alliance entre le PKK et les partis kurdes modérés. La Turquie s'affole: hantée par le vieux cauchemar d'un irrédentisme transnational kurde, elle érige un mur sur la frontière. De son côté, l'Armée syrienne libre .prend très mal cette autonomie qui n'aurait jamais été possible sans une négociation avec Bachar. Ce qui explique les réticences occidentales. Mais, là encore, les Kurdes ont décidé de jouer leur propre carte. Quelle que soit l'issue de la tragédie syrienne et le futur du pays, leur autonomie est un frut accompli. Le sous-sol leur est favorable: au Kurdistan syrien comme irakien, le pétrole coule à flots. Cette manne provoque en Irak la jalousie de Bagdad, au point qu'on a pu craindre une guerre pour Kirkouk, autant économique qu'ethnique: la cohabitation entre Kurdes,victimes d'hier, et Arabes est fragile. En Iran, l'avenir est plus sombre. Les 10 millions de Kurdes connaissent le sort commun aux minorités. Azéris, Turkmènes, Baloutches et Kurdes constituent à eux seuls 60 % de la population, discriminés et marginalisés bien qu'ils soient à eux tous la majorité. En république islamique, les Kurdes se battent, comme leurs frères l'ont fait partout, pour la reconnaissance de leur langue. Ils espèrent voir un jour un Iran sécularisé avec séparation de la religion et de l'Etat. Ils observent avec espoir ce qui se passe sur la frontière irakienne. « Les Kurdes d1ran constituent la locomotive du mouvementfédéraliste, note Kendal Nezan, comme ils vivent à la lisière du Kurdistan irakien, ils ont la liberté de mouvement et peuvent témoigner de l'atmosphère de tolérance qui règne là-bas. Pour tous ceux qui ne voyagent pas, le développement des réseaux sociaux joue un rôle extraordinaire. Pour la première fois, les frontières qui séparaient les enfants du même peuple sont virtuellement abolies et les Kurdes n'ont jamais été aussi proches les uns des autres. Après la Première Guerre mondiale, ils étaient à peine 3 millions. Aujourd'hui, ils sont 40 millions. Même si on compte 10 millions d'assimilés sur le plan linguistique. On ne peut plus les éliminer physiquement. Ilfaut donc leur trouver un statut. Ils pourraient, demain, servir de trait d'union entre les peuples dans un Proche-Orient apaisé »


 

NOUVELLE ZONE INDÉPENDANTE EN SYRIE, le "Rojava" a été proclamé en novembre 2013 - ici. des combattants kurdes à Ras al-Ain. Il regroupe trois régions qui s'étendent de la frontière turque à la frontière irakienne.