24.03.03 | 13h53Une attaque chimique planifiée par les Irakiens avait fait entre 3 200 et 7 000 victimes.
"Génocide en Irak" : l'intitulé du livre choque. Est-il légitime ? Le terme est, de nos jours, si communément utilisé hors de propos. Une fois refermées les 400 pages, extrêmement détaillées, que consacre l'ONG américaine Human Rights Watch (HRW) aux agissements du régime de Bagdad au Kurdistan irakien, entre le 23 février et le 6 septembre 1988, dans ce qu'il nomma la "campagne Anfal" -"butin"-, la réponse ne fait plus aucun doute (Génocide en Irak-La campagne d'Anfal contre les Kurdes. Ed. Karthala & Institut kurde de Paris). A juste titre, HRW conclut son implacable réquisitoire : "Pour reprendre les termes de la convention -de Genève- sur le génocide, le but du régime a été de détruire en partie le groupe -des Kurdes irakiens-, et il l'a atteint. Intentions et actes avaient été combinés, entraînant le crime consommé de génocide."
En mars 1991, les Kurdes d'Irak se soulèvent. Comme les chiites du sud irakien, ils le font à l'appel des Etats-Unis, à l'issue de la première guerre du Golfe. Comme eux, ils sont férocement réprimés par Saddam Hussein, mais seront ensuite mieux protégés par les Occidentaux. Les militants de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), l'un des deux partis kurdes, emportent, dans leur retraite, quelque 14 tonnes de documents gouvernementaux, militaires et du parti Baas (registres officiels, carnets de bord, cassettes, films et photographies). Ces documents, accompagnés de 350 témoignages de survivants, constituent la première source d'information de HRW, qui a, par ailleurs, recouru à des rapports de médecine légale de l'ONG Physicians for Human Rights, après l'exhumation de fosses communes, et à des analyses d'échantillons des sols, montrant l'existence de résidus chimiques de gaz moutarde et d'autres agents neurotoxiques.
On a beaucoup évoqué le lieu symbolique d'Halabja, cette bourgade du sud-est du Kurdistan irakien qui subit, le 16 mars 1988, une attaque chimique - laquelle fit entre 3 200 et 7 000 victimes, des milliers d'autres subissant jusqu'à ce jour de graves séquelles. Des dizaines d'autres bourgs et villages kurdes furent, eux aussi, "gazés", la plupart après Halabja, certains dès avril 1987. (Le gaz moutarde et d'autres produits toxiques avaient été fournis par les puissances occidentales, Etats-Unis inclus, à Saddam Hussein, dans le cadre du soutien à sa guerre contre l'Iran khomeiniste).
"Je leur briserai le cou ; ce genre de chiens, on leur écrase la tête" : ainsi s'exprime, dans les enregistrements trouvés par l'UPK, Ali Hassan Al-Madjid, cousin de Saddam Hussein et grand ordonnateur du massacre. Du 29 mars 1987 au 23 avril 1989, il était "investi d'un pouvoir qui lui donnait autorité sur tous les organismes d'Etat en Irak du Nord". Le rapport de HWR démonte la mécanique du massacre de masse intentionnel qu'il mena. Anfal fut en effet "pensée", précédée d'une politique de "concentration" des populations kurdes dans des "zones interdites". L'objectif était de créer une zone ethniquement nettoyée aux abords du Kurdistan, prélude à l'offensive génocidaire. Menée en six phases distinctes, dont une troisième (7-20 avril 1988) absolument terrifiante, le bilan d'Anfal s'établit ainsi : "des exécutions sommaires et des disparitions massives de plusieurs dizaines de milliers de civils, dont un grand nombre de femmes et d'enfants" (...) ; l'utilisation massive d'armes chimiques contre des douzaines de villages, tuant des milliers d'individus, principalement des femmes et des enfants (...) ; la destruction en série de quelque 2 000 villages ainsi que d'une douzaine, au moins, de grandes villes et centres administratifs (...) ; la destruction en masse de constructions civiles (...) ; les arrestations arbitraires de tous les villageois capturés dans les zones désignées comme "interdites" (...) ; des emprisonnements arbitraires et des détentions durant des mois de dizaines de milliers de femmes, enfants et personnes âgées dans des conditions de privation extrême" (...) ; des déplacements forcés de centaines de milliers de villageois."
Le bilan de HRW situe à "50 000, selon les estimations les plus optimistes, et probablement deux fois ce chiffre", le nombre des seuls assassinats et des disparitions. Il compare les méthodes mises en œuvre dans les exécutions aux procédés des Einsatzgruppen nazis vis-à-vis des juifs dans les régions soviétiques occupées en 1941-1942 par l'Allemagne. Le rapport montre aussi que les actes génocidaires, menés par l'armée, les services spéciaux et les "collaborateurs" de la milice kurde progouvernementale, n'ont été rendus possibles que grâce à l'activité coordonnée de toute une bureaucratie d'Etat, aux niveaux national, régional et local. Il indique enfin que, malgré la fin officielle de la campagne Anfal, le 6 septembre 1988, les exactions irakiennes ont perduré, comme la destruction de la ville kurde de Qala Dizé (70 000 habitants) en septembre 1989.
La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, signée le 12 janvier 1951, évoque "l'intention de détruire, dans son intégralité ou en partie, un groupe religieux, racial, ethnique ou national en tant que tel". Par volonté de rigueur, le préfacier de l'édition française du rapport, Pierre Vidal-Naquet, juge "qu'il s'agit dans le cas irakien d'actes génocidaires plutôt que d'un génocide proprement dit". Son propos ne vise pas à minorer la dimension du crime, mais à l'insérer dans son contexte précis. "Il ne suffit pas de n'être pas tout à fait Hitler pour être un personnage respectable, écrit Vidal-Naquet à propos de Saddam Hussein. On peut être, par exemple, Enver Pacha ou Milosevic. On peut être aussi Tamerlan."
Sylvain Cypel
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.03.03