La chute de l'ambassadeur

Grand Angle
Scandale «pétrole contre nourriture»

Incarnation de la politique extérieure de la France pendant un quart de siècle, Serge Boidevaix a été mis en examen. Familier des allers-retours Paris-Bagdad, l'ex-conseiller diplomatique de Chirac a toujours entretenu l'ambiguïté sur ses liens avec le pouvoir français.

Info - 4 novembre 2005 - Par Eric AESCHIMANN et Christophe BOLTANSKI

en ce milieu des années 90, le colloque à huis clos organisé par l'Institut français des relations internationales, l'Ifri, à Paris, porte sur un épisode encore récent : la guerre du Golfe. L'Irak est sous embargo et Saddam Hussein reste une épine pour la diplomatie occidentale. Ancien ambassadeur, Serge Boidevaix est un habitué de telles conférences qui réunissent chercheurs, hauts fonctionnaires et experts étrangers. Mais quand il prend la parole ce jour-là, les intervenants échangent des regards ébahis. «Je suis le représentant personnel de Tarek Aziz en France», déclare-t-il. Surprise des invités américains qui y voient, sans doute, une preuve des liaisons troubles entre la France et l'Irak. Mais les plus inquiets sont sûrement ses anciens collègues du ministère français des Affaires étrangères. L'homme qui se réclame du lieutenant de Saddam Hussein est de la maison. Quelques années plus tôt, Serge Boidevaix a été secrétaire général du Quai d'Orsay, le grade le plus élevé de la diplomatie. Il était l'un des leurs. Voilà qu'il est en train de se perdre.

Serge Boidevaix, 78 ans, poursuivi par la justice dans l'affaire du programme «pétrole contre nourriture», n'est pas un simple retraité de la diplomatie. Mieux qu'un autre, il a incarné pendant un quart de siècle la politique extérieure de la France. Directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères en 1973, ambassadeur en Pologne sous Giscard, en Inde puis en Allemagne sous Mitterrand... En 1993, à 65 ans, il a quitté le ministère des Affaires étrangères avec le rang d'«ambassadeur de France», dignité rare que l'on conserve à vie. Depuis, il a joué du titre, pris soin de le rappeler dans ses correspondances. Comme pour rester à jamais «monsieur l'ambassadeur». Mais de qui ? A ses interlocuteurs arabes, il rappelle ses liens avec Jacques Chirac dont il a été le conseiller diplomatique à Matignon de 1974 à 1976. A la diplomatie française, il rend compte de ses voyages à Bagdad comme s'il était investi d'une mission officielle.

35,1 millions de barils négociés en 5 ans

Le 8 septembre dernier, son domicile a été perquisitionné et le juge Philippe Courroye l'a mis en examen pour «trafic d'influence et corruption active d'agent public étranger». Il l'accuse d'avoir aidé le régime de Saddam Hussein à détourner le mécanisme de l'ONU mis en place pour réduire les effets de l'embargo sur les populations civiles. Un autre ex-ambassadeur, Jean-Bernard Mérimée, encourt les foudres de la justice pour les mêmes motifs. Inquiet des retombées, le Quai d'Orsay souligne que les deux hommes sont poursuivis pour des délits commis dans le cadre de leurs «activités privées». Mais, officieusement, des hauts fonctionnaires reconnaissent que Serge Boidevaix a entretenu l'ambiguïté sur ses liens avec son ancienne administration. C'était même devenu son fonds de commerce ­ au sens propre du terme.

Car, tout couvert de gloire diplomatique fut-il, l'homme s'est découvert sur le tard une nouvelle passion : le commerce. Créée en 1998, sa société, SB-Consultant, a pour objet social le «conseil aux entreprises en matière de commerce international». Il va à Bagdad, ce qui, au temps de l'embargo, n'est pas exactement une promenade de santé. Il faut prendre le taxi à Amman, parcourir pendant huit heures une autoroute rectiligne au milieu d'un désert de pierres et retrouver l'hôtel Rachid, ce palace décati hanté par quelques affairistes. «J'y allais tous les deux mois», expliquait-il à Libération en juin dernier. Ses clients sont Dumez, Véritas, des entreprises agroalimentaires, ainsi qu'une société de trading basée en Suisse, Vitol, avec laquelle il signe en avril 1998 un accord «de conseil, d'assistance et d'exploration des opportunités d'affaires, en brut ou produits pétroliers». Le texte précise : «En particulier avec l'Irak». «Je devais fournir des analyses politiques, des informations sur les marchés.» Le contrat prévoit une rémunération annuelle fixe de 30 000 dollars et, au-dessus de 3 millions de barils livrés par an, un bonus de 1 cent par baril.

Ce que Vitol demande à Boidevaix, c'est de faire usage de son entregent pour lui permettre de bénéficier des ventes de brut irakien. Selon le mécanisme prévu par l'ONU, le régime baasiste cède son pétrole à qui il veut. Une fois choisie, la compagnie doit payer à un compte-séquestre géré par la BNP-Paribas à New York. C'est seulement après qu'elle peut «enlever» la cargaison au port d'Oum Qasr, à la pointe sud de l'Irak. L'enjeu est donc d'obtenir de la Somo, l'organisme d'Etat qui commercialise le pétrole irakien, les «bons d'enlèvement». Dans un premier temps, Vitol est éconduite. Sa vice-présidente, Robin D'Alessandro, est américaine et son président britannique, deux mauvais points aux yeux des Irakiens. Mais, au deuxième voyage de Serge Boidevaix, l'affaire est bouclée. Pour masquer les origines anglo-saxonnes de ses clients, il devient président de Vitol-France, une entité qui n'existe pas. Au total, il obtiendra en cinq ans 35,1 millions de barils, dont, selon son avocat, Me Farthouat, 22 millions seront effectivement «enlevés» par Vitol.

Recommandé par Tarek Aziz

Dans une note manuscrite retrouvée après la chute de Bagdad et citée dans le dernier rapport d'enquête de l'ONU, le ministre du Pétrole de l'époque, Amer Rachid, écrivait : «Urgent ­ directeur exécutif de la Somo : je vous demande d'aider autant que possible (M. Boidevaix) qui est un ami de l'Irak et est recommandé par le vice-Premier ministre (Tarek Aziz).» Ce dernier gère les relations avec la France depuis plus de vingt ans. Il connaît tout le monde. Et Boidevaix mieux que quiconque. Le diplomate a été aux avant-postes de la politique irakienne de la France à deux moments cruciaux. En 1975, en tant que conseiller diplomatique du Premier ministre Jacques Chirac, il organise la visite à Paris de Saddam Hussein, alors numéro deux du régime, qui se solde par une série de grands contrats dont la vente d'un réacteur nucléaire. Entre 1980 et 1982, quand la France décide de soutenir l'Irak dans sa guerre contre l'Iran des mollahs, il occupe le poste clé de directeur du département Afrique du Nord et Moyen-Orient, l'Anemo, au ministère des Affaires étrangères.

Militant pour la fin de l'embargo

Boidevaix est resté un ami de l'Irak. A Bagdad, il vient en négociant et en défenseur de la cause irakienne. Il milite dans plusieurs organisations qui réclament la fin de l'embargo. A partir de 1999, il préside l'Afice, l'Association franco-irakienne de coopération économique, dont le secrétaire général est Gilles Munier, figure historique des Amitiés franco-irakiennes. Inlassablement, le retraité du Quai fait le go between entre les deux capitales autrefois alliées. Il prend son téléphone, appelle ses anciens collègues. Parfois, la secrétaire au bout du fil a été sa propre secrétaire quelques années plus tôt. Il est en terrain connu, on l'écoute. Du moins au début. «Ses analyses n'étaient pas sans intérêt. Ça permettait de recouper ce que nous disait notre représentant à Bagdad, se souvient un diplomate. Il prenait des airs mystérieux et évoquait ses contacts au plus haut niveau de l'Etat irakien. Il venait dire : "Je pars en Irak", puis "je rentre d'Irak". "J'ai vu un tel et un tel." Au bout d'un moment, j'en ai eu assez», raconte un ancien secrétaire général du Quai.

Avec Chirac, son ex-patron, il assure avoir conservé «des liens informels». «J'ai les moyens de lui donner mon avis», dit-il sur le ton de celui qui ne peut en dire plus. Mais Jean-François Girod, le conseiller technique chargé du Moyen-Orient à la présidence de la République, refusait de le voir et l'Elysée assure l'avoir tenu «à bout de gaffe». En 1998, Tarek Aziz est averti très officiellement que le chef de la section des intérêts français à Bagdad est le seul «passeur de message» autorisé. Pourtant, l'Elysée donne son feu vert à ce que le Quai reste en contact avec Boidevaix. Et, en février 2003, un mois avant l'offensive américaine, en marge d'un sommet de l'Opep, l'ancien secrétaire général se vante d'avoir annoncé au même Tarek Aziz qu'il n'y aura pas la guerre. Pour les Irakiens, qui ont une conception monolithique du pouvoir, un Boidevaix ne peut parler qu'au nom de son Président.

Si l'Elysée cultive l'ambiguïté, le Quai d'Orsay, lui, réagit. En septembre 2001, trois ans avant que le scandale éclate, le secrétaire général du Quai, Loïk Hennekine, écrit à Boidevaix pour lui rappeler que, du fait de son passé de diplomate, ses activités engagent l'image de la France. La même lettre est envoyée à Mérimée. L'Elysée est informée de cette démarche, au demeurant largement symbolique : les deux hommes étant à la retraite, l'administration n'a pas de pouvoir sur eux. Plusieurs signaux sont envoyés pour couper les ponts.

Appui tacite de Jacques Chirac

Ordre est donné de ne pas renouveler le passeport diplomatique auquel le titre d'ambassadeur de France donne droit ; de ne plus recevoir le visiteur ; et, cette même année 2001, quand Boidevaix entreprend de briguer la présidence de la chambre de commerce franco-arabe, l'équipe d'Hubert Védrine (le ministre socialiste des Affaires étrangères) pousse un autre candidat, l'ex-député PS Jacques Roger-Machard. Mais la cohabitation bat son plein. Michel Habib-Deloncle, président sortant de la chambre et ancien ministre du général de Gaulle, a laissé entendre aux ambassadeurs arabes, membres de droit du conseil d'administration, que la solution Boidevaux a le soutien du Président. Embarras de la partie arabe, qui ne veut pas avoir à choisir entre la gauche et la droite. La décision est repoussée.

L'année suivante, Boidevaix finira par obtenir le siège qu'il convoite. Avec l'appui au moins tacite de Jacques Chirac, tout juste réélu. Et sans que les représentants de l'Anemo et de la DREE (Direction des relations économiques extérieures), qui assistent aux conseils d'administration, ne s'y opposent. «La chambre a un rôle officieux et nous avons des contacts informels avec l'Elysée. Je savais qu'en faisant venir Boidevaix, je ne déplairais pas à Jacques Chirac», souligne Michel Habib-Deloncle.

Serge Boidevaix est aujourd'hui un homme seul. «Aller à Bagdad pour se faire inscrire sur les listes d'attribution était parfaitement légal», insiste Me Farthouat, son avocat. La justice le soupçonne d'avoir su que des rétro-commissions étaient versées aux dignitaires du régime irakien, ce qui, cette fois, tomberait sous le coup de la loi. Pour l'heure, les preuves manquent. Mais, pour ses anciens collègues, il a joué avec la réputation du corps diplomatique français.

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