La détresse des familles des Kurdes morts noyés dans la Manche

mis à jour le Mercredi 15 decembre 2021 à 17h25

Lemonde.fr | Par Ghazal Golshiri (Soran, Hajiawa (Irak), envoyée spéciale)

RécitEn Irak, « Le Monde » a rencontré trois familles de victimes du naufrage du 24 novembre. Elles évoquent le parcours de leurs proches et les raisons qui les ont poussés à vouloir rejoindre le Royaume-Uni, et veulent comprendre pourquoi personne ne les a secourus.

Ronde et silencieuse, Zardiah Muhammadamin est habillée tout en noir. Seules les racines de ses cheveux, teints en noir, sont blanches. Quelques millimètres de blancheur correspondant au temps du deuil d’une femme qui ne s’est pas teint les cheveux depuis presque trois semaines. Sa fille, Maryam Muhammadamin, surnommée Baran, s’est noyée dans la Manche, le 24 novembre, avec 26 autres passagers, en grande majorité des Kurdes d’Irak. Seuls deux hommes, un Kurde et un Somalien, ont été secourus. Le Monde, s’appuyant sur les témoignages de proches des victimes et les relevés des appels téléphoniques, a montré, le 9 décembre, que ces migrants avaient joint les secours britanniques et français. Sans succès.

« Noyée, ma fille est devenue la mariée de la mer avant qu’elle puisse participer à son propre mariage », dit le père de Baran, Nouri Muhammadamin, assis dans le salon de leur grande maison familiale dans la ville de Soran, à deux heures de la capitale du Kurdistan irakien, Erbil. Baran, âgée de 24 ans, était partie pour l’Angleterre dans le but de rejoindre son mari, Karzan, lui aussi un Kurde irakien. Vivant depuis une dizaine d’années en Angleterre, l’homme de 41 ans a été naturalisé. Il travaille comme coiffeur.

Sur son téléphone portable, assise à côté de ses parents, la sœur de Baran, Heline, vêtue de noir, fait défiler les photos des fiançailles de Baran et Karzan. La mariée, aux longs cheveux détachés et portant une couronne, sourit. Selon ses proches, les tentatives de Baran d’obtenir un visa britannique pour rejoindre son mari avaient toutes échoué. « Ma fille voulait rejoindre son mari. Elle ne cherchait pas de travail ou une meilleure vie », explique Nouri Muhammadamin. Pour lutter contre ses larmes, cet ancien peshmerga (combattant kurde) aux yeux bleus perçants répète des phrases de courtoisie. « Soyez la bienvenue ! », ne cesse-t-il de dire.

Baran a alors opté pour un visa Schengen, qu’elle a obtenu de l’ambassade italienne en Irak. Le jour de son départ du Kurdistan, le 2 novembre, toute la famille et sa belle-mère, même certains de ses cousins, se sont rendus à l’aéroport d’Erbil. Une fois arrivée en Italie, la jeune femme a pris un train pour l’Allemagne, où elle a rejoint la femme d’un cousin de son mari, Muhabad Ahmad Ali. Cette Kurde d’une trentaine d’années convainc alors Baran de prendre illégalement le chemin de la Manche. Les deux jeunes femmes ont continué jusqu’à Calais. Là-bas, le mari de Muhabad, qui vit lui aussi au Royaume-Uni, les a rejointes. Les deux femmes, aidées par le mari de Muhabad, finissent par prendre un bateau. Baran n’en dit rien à ses parents.

« J’ai les moyens financiers, explique Nouri Muhammadamin, assis dans un canapé en cuir, décoré d’ornements, couleur dorée. J’aurais même payé 10 000 euros s’il fallait tout pour qu’elle soit en sécurité. Mais, le dernier soir avant leur départ pour la mer, on ne s’est pas parlé. Je ne savais rien de son plan. Sinon, je lui aurais dit : “Tu ne seras plus ma fille si tu pars sur un petit canot.” Je m’en veux tellement. » Le 25 novembre, la famille n’a aucune nouvelle de sa fille. Les parents apprennent finalement que Baran est partie la veille par la Manche et qu’un bateau a fait naufrage. Baran est la première à être identifiée parmi les victimes.

« S’il nous revient, je sacrifierai deux grandes vaches »

Pushtiwan Farkha, voyageant à bord du même canot, venait, lui, d’une famille modeste. L’une de ses sœurs, Serwa, de six ans son aînée, souffre d’une maladie du cœur depuis la naissance. Pour la sauver, avant qu’une transplantation soit possible – « aux Etats-Unis ou en Angleterre », dit leur père, Rassoul Farkha –, la famille a déjà vendu sa maison. Ils vivent depuis quatre ans chez les grands-parents paternels. Le couple gagne de l’argent en ramassant dans les poubelles des objets en plastique qu’il vend.

« Avant, on avait les moyens. On vivait dans une maison à deux étages. Mais, aujourd’hui, nos revenus ne nous suffisent pas, explique Rassoul Farkha, un homme de petite taille, moustachu, assis dans le salon d’une maison modeste dans la ville de Hajiawa, à deux heures d’Erbil. Les médicaments de Serwa viennent d’Inde et nous coûtent 2 800 dollars par an [2 485 euros]. Ici, ils n’ont pas le niveau pour traiter sa maladie. En plus, on doit toujours avoir de l’oxygène à la maison. Sans l’aide des proches, on n’y arrive pas. » Pushtiwan, le fils aîné de 18 ans, marchand ambulant de fruits, a décidé de partir en Angleterre pour gagner plus d’argent et en envoyer à sa famille.

Pour arriver en France, le jeune homme avait besoin de 17 000 dollars (15 083 euros). La famille n’avait même pas un dixième de cette somme. « C’est son cousin qui nous a prêté cet argent. Il a dit à Pushtiwan : “Va travailler et rends-moi plus tard cet argent !” », se souvient Rassoul Farkha. Les deux derniers jours avant son départ pour la Turquie, le 14 septembre, le jeune homme n’a pas quitté sa mère. « Prie pour moi ! », lui a-t-il dit. « J’arriverai en Angleterre et je ferai venir ma sœur. » Sur la route vers Calais, Pushtiwan envoyait photos, messages vocaux et vidéos à sa famille. « Dans la “jungle” [de Calais], il laissait parfois sa place dans la tente aux autres et dormait dehors », explique son père.

Le soir du 24 novembre, Pushtiwan a appelé son père en lui disant qu’il était sur un bateau avec ses amis, que les vagues n’étaient pas très hautes et que le moteur fonctionnait parfaitement. Le lendemain, c’est sur Facebook que Rassoul Farkha a lu la nouvelle du naufrage. Il a essayé d’appeler le passeur. Sans succès. C’était la seizième tentative de Pushtiwan de traverser la Manche.

Quatre jours après le drame, sa mère a envoyé, avec l’aide d’une organisation non gouvernementale, un échantillon de ses cheveux pour les examens ADN. Mais la famille veut encore garder espoir. « Il a peut-être été arrêté par erreur par la police, qui a interpellé beaucoup de passeurs ces derniers jours », glisse Rassoul Farkha. Il baisse la tête pour cacher ses larmes : « S’il nous revient, je sacrifierai deux grandes vaches. »

« Pourquoi personne n’est venu les aider ? »

Zana Mamand n’a aucun espoir de revoir son petit frère Twana, un autre naufragé du 24 novembre, âgé lui aussi de 18 ans. Il rêve pourtant de son frère assez souvent. « Trois jours après le naufrage, j’ai rêvé qu’il m’avait appelé. Il me disait : “La police m’a arrêté. Je vous appellerai après ma libération” », explique Zana Mamand, un pompier de 33 ans rencontré dans son salon vide dans la ville de Hajiawa, alors que ses trois fils sont assis autour de lui.

Twana a choisi l’Angleterre parce que sa sœur aînée y vit depuis 2013. « Ici, au Kurdistan, nous n’avons même pas les choses les plus ordinaires, comme l’électricité, explique Zana, en appuyant sur un interrupteur pour montrer que le courant est coupé. Twana était maçon. Mais, cette dernière année, il n’a travaillé que pendant vingt jours, tant le secteur de la construction stagne. La corruption des dirigeants est flagrante. Il en avait marre. Comme presque tous les gens d’ici. »

Zana Mamand évoque notamment une récente affaire, sortie par un journaliste d’investigation américain, impliquant le premier ministre du Kurdistan irakien, Masrour Barzani. Selon cette investigation, ce dernier posséderait un immeuble de 18,3 millions de dollars (16,24 millions d’euros) à Miami. « Combien d’emplois on aurait pu créer ici si cet argent avait été investi dans le pays ? », se demande Zana Mamand.

Sur la route vers l’aéroport d’Erbil, en août, Zana avait multiplié les conseils pour que son frère porte bien des vêtements chauds, qu’il ait toujours de la batterie sur son téléphone portable pour pouvoir l’allumer s’il tombe dans l’eau et qu’il n’oublie pas de mettre un gilet de sauvetage. Depuis son départ, les deux frères se parlaient tous les jours.

Le 24 novembre, Twana a été en contact avec ses proches en Angleterre jusqu’à 3 heures du matin à peu près, heure de Londres. « Twana a dit à notre sœur qu’il devait raccrocher, parce qu’il devait préserver la batterie de son téléphone pour faire de la lumière pour la police, qu’ils attendaient. Il lui a dit : “Si tu me rappelles et que je ne réponds pas, sache que j’ai jeté le téléphone dans l’eau.” » C’est ce que font les migrants pour préserver les passeurs, en cas d’arrestation.

Le lendemain, inquiet, Zana Mamand appelle le passeur chargé de l’embarcation. Ce dernier lui dit de ne pas s’inquiéter. Mais la nouvelle du naufrage angoisse le pompier. « Les autres Kurdes ont appelé leurs familles deux, trois jours après. Nous, nous n’avons toujours pas de nouvelles », glisse Zana Mamand. Aujourd’hui, comme les membres des autres familles, Zana Mamand ne veut qu’une chose : « Nous demandons à savoir pourquoi nos bien aimés ont attendu pendant douze heures dans l’eau froide. Pourquoi personne n’est venu les aider ? »

Vingt-six victimes formellement identifiées

Vingt-six des vingt-sept victimes du naufrage intervenu dans le détroit du Pas-de-Calais le 24 novembre ont été identifiées, a annoncé, mardi 14 décembre, le parquet de Paris. Parmi elles se trouvent seize Kurdes d’Irak dont une fille de 7 ans, un garçon de 16 ans et quatre femmes âgées de 22 à 46 ans. Un homme kurde d’Iran de 23 ans était aussi à bord de l’embarcation qui a fait naufrage, ainsi que trois Ethiopiens, dont deux femmes de 22 et 25 ans, une Somalienne de 33 ans, quatre Afghans âgés de 24 à 40 ans et un Egyptien de 20 ans. Une personne reste non identifiée. Les migrants étaient partis de la commune de Loon-Plage, près de Grande-Synthe (Nord), pour rejoindre les côtes ­anglaises. Deux hommes seulement ont survécu au drame, un Kurde irakien et un Soudanais. Plusieurs témoignages font état d’une trentaine de personnes à bord au départ de l’embarcation.