Le président turque, Recep Tayyip Erdogan, s’adresse à ses partisans, à Istanbul, le 12 mai 2019. REUTERS
lemonde.fr | Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante) | 16/05/2019
Alors que la livre turque s’effondre, le patronat local s’inquiète des conséquences de l’annulation de l’élection d’un maire d’opposition à Istanbul. Il est clair qu’une partie de la population, urbaine, active, éduquée, aisée, a perdu confiance en la capacité du président Erdogan à piloter l’économie, analyse notre correspondante en Turquie.
Analyse. En ordonnant d’annuler l’élection du maire d’Istanbul, remportée par l’opposition, la Haute Commission électorale a comblé le souhait du président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui s’est aussitôt réjoui du triomphe de « la volonté populaire ».
Il faut dire que le « Grand Turc » ne pouvait permettre la perte de la ville monde (16 millions d’habitants), son berceau politique et la principale source de son système de patronage.
Décrite par l’opposition comme « un putsch contre les urnes », réprouvée mollement par le Conseil de l’Europe, dont la Turquie est membre, la décision des juges d’Ankara a rajouté de l’incertitude au climat politique interne.
Cette incertitude est comme du sel jeté sur les plaies du pays, confronté depuis le début de l’année à une récession économique – croissance en berne, inflation à 20 %, hausse du chômage, chez les jeunes surtout –, du jamais-vu depuis 2009.
Le gouvernement devrait avoir pour seule priorité de retrouver la confiance des investisseurs, dont l’économie est dépendante pour combler le déficit des comptes courants et refinancer la dette, or c’est le contraire qui se produit.
Le patronat turc laïc et pro-occidental, rassemblé sous la bannière de la Tüsiad (l’équivalent du Medef français), en est conscient. Il a cru bon de le dire. Dans un communiqué publié le 7 mai, au lendemain de l’annulation, l’organisation patronale a fait part de sa « préoccupation » et de son attachement « à l’agenda des réformes démocratiques ». Ce qui lui a valu une volée de bois vert de M. Erdogan, lui enjoignant de « se tenir à carreaux ».
Pour Aykan Erdemir, maître de recherches à la Fondation pour la défense des démocraties à Washington, on passe « d’un autoritarisme compétitif à un autoritarisme total »
Le patronat était pourtant dans son rôle. Qui dit nouvelles élections, dit nouvelles dépenses et remise à plus tard des réformes promises. Actuellement, la baisse inexorable de la monnaie locale, la livre turque (TL), met à rude épreuve les nerfs des entrepreneurs turcs endettés en devises et qui peinent à restructurer leurs crédits.
Après avoir perdu 28 % de sa valeur par rapport au dollar en 2018, elle a baissé de 14 % pendant les cinq premiers mois de 2019, ce qui fait d’elle la plus faible des monnaies des pays émergents, juste après le peso argentin.
A peine les juges de la Haute Commission électorale de Turquie avaient-ils annoncé leur décision que la livre est repartie à la baisse, jusqu’à atteindre son plus faible niveau en sept mois par rapport au dollar, soit 6,19 TL, le 7 mai. Et ce, malgré l’intervention des banques d’Etat qui, entre le 6 et le 7 mai, ont dépensé un milliard de dollars sur le marché pour soutenir la monnaie défaillante.
La confiance s’étiole et les résidents turcs se ruent sur les devises. D’après l’Agence de supervision et de contrôle du secteur bancaire (BDDK), à la fin du mois de mars, les montants des dépôts bancaires en devises (dollars, euros) ont dépassé ceux en livres turques. Les premiers atteignent désormais 175 milliards de dollars (156 milliards d’euros) contre 165 milliards de dollars pour la livre turque (993 milliards de TL).
Il est clair qu’une partie de la population, urbaine, active, éduquée, aisée, a perdu confiance en la capacité du président Erdogan à piloter l’économie. Ce verdict s’est retrouvé dans les urnes lors des municipales du 31 mars, quand l’AKP, malgré un bon score au niveau national (44 %), a perdu Ankara, Istanbul et toutes les villes de la côte égéenne et méditerranéenne, soit 70 % du PIB du pays.
Apparemment, le message n’est pas passé. Au lieu de mettre de l’eau dans son thé et d’accepter la défaite de son parti à Istanbul, le président Erdogan a opté pour la manière forte. La nécessité d’« enlever une ombre » est, selon lui, l’une des raisons ayant incité les juges électoraux, le 6 mai, à annuler l’élection du maire d’Istanbul. L’ombre en question, une « irrégularité » constatée lors du vote du 31 mars dans la ville sur le Bosphore, en jette une autre sur la commission dont la légitimité ressort amoindrie, tout comme la démocratie turque, ou ce qu’il en reste.
En fait d’irrégularité, les juges, à l’unisson avec l’AKP, ont constaté que certains des assesseurs présents dans les bureaux de vote à Istanbul le 31 mars n’étaient pas légitimes. Un détail qui avait échappé aux 16 253 observateurs de l’AKP présents dans les bureaux de vote ce jour-là.
Pour cette raison, l’élection a été invalidée, mais pas dans sa totalité. Le nouveau scrutin, fixé au 23 juin, portera uniquement sur le maire de la « grande municipalité ». Or, le 31 mars, il y avait quatre bulletins dans chaque enveloppe. Un bulletin pour le maire de la grande municipalité, un autre pour le maire d’arrondissement, un autre encore pour le conseil municipal et le dernier pour le chef d’administration du quartier (mukhtar).
La commission a statué sur un bulletin seulement, celui du maire d’Istanbul, qui a été invalidé. Les trois autres bulletins, acquis à l’AKP, n’ont pas été remis en cause. Les conseillers municipaux, les maires d’arrondissements et les mukhtars élus le 31 mars conservent leur mandat.
Selon ce raisonnement, l’élection était à un quart seulement entachée d’irrégularités. Inique, la décision des juges est un coup porté à leur propre crédibilité, à leur indépendance. Plus grave encore, pour la première fois depuis 1950, quand le système du parti unique a pris fin en Turquie, la perspective d’un changement de pouvoir par les urnes apparaît compromise.
Un cap a été franchi. Aykan Erdemir, maître de recherches à la Fondation pour la défense des démocraties (FDD) à Washington, y voit « le passage d’un autoritarisme compétitif à un autoritarisme total, sans la nécessité de maintenir les apparences d’une démocratie par les urnes, d’un Etat de droit ». Au risque de ramener la Turquie au rang du Venezuela, mais sans le pétrole.