Des guérilleros effectuant une danse traditionnelle kurde, des uniformes turcs déchirés, des armes et des restes de nourriture éparpillés dans une plaine verglacée : tel est le spectacle auquel ont pu assister les Kurdes irakiens en regardant, lundi 3 mars, les images diffusées par Roj TV, la chaîne satellitaire du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), trois jours après le retrait des troupes turques du nord de l'Irak le 29 février.
Nul n'est en mesure d'affirmer que ces démonstrations de rebelles triomphants ne sont pas une grossière mise en scène, ni que les récentes déclarations d'Ankara selon lesquelles son "incursion surprise" a "rempli ses objectifs" en frappant durement les bases du PKK ne sont qu'une autre forme de propagande.
Des observateurs à Arbil estiment que le total des tués - 27 soldats turcs et 240 rebelles selon Ankara, 130 soldats turcs et 5 combattants selon le PKK - de ces huit jours de conflit se situe quelque part entre les chiffres fournis par chacun des belligérants. Soutenue par son aviation, l'armée turque a démontré qu'elle était en mesure d'attaquer, au coeur de l'hiver, dans des montagnes soumises à une météorologie calamiteuse, laissant présager quelle pourrait être sa force dans des conditions climatiques plus clémentes.
Un aperçu de la zone frontalière suffit à comprendre que ses reliefs vertigineux et crevassés, les rivières et les grottes au ras des falaises, ne sont pas à l'avantage d'une armée conventionnelle, mais constituent au contraire un terrain idéal pour les rebelles. Les peshmergas (soldats kurdes irakiens) qui les ont affrontés dans les années 1990 décrivent les hommes du PKK comme des combattants rompus aux conditions extrêmes, aussi dangereux qu'imprévisibles. Les fantasmes, la haine, mais aussi la vague de sympathie que suscite le PKK, notamment à Arbil, capitale régionale du Kurdistan, témoignent aussi de sa puissance.
Le gouvernement régional kurde, misant sur l'apaisement, s'est déclaré "satisfait du retrait des troupes turques". "En cantonnant nos peshmergas à une position défensive, en ayant évité tout débordement d'une population bombardée, apeurée et en colère, nous avons prouvé que nous ne faisons pas partie de ce problème et que nous ne soutenons pas le PKK", déclare Fallah Moustafa Bakir, ministre des affaires étrangères pour la région.
Les Kurdes proposent un dialogue à quatre : Washington, Bagdad, Arbil, Ankara. "Nous n'avons plus aucun contact officiel avec la Turquie, regrette le ministre, la seule communication s'effectue à travers les médias. Nous voulons de bonnes relations, basées sur ce que nous partageons : des intérêts économiques et une frontière, et non sur le PKK." Si la Turquie le souhaite, Arbil acceptera de jouer les médiateurs auprès des rebelles. "Le PKK doit déposer les armes. Mais il devrait être autorisé à mener une action pacifique. A plusieurs reprises, il a proposé une trêve. Le fait qu'il soit étiqueté "terroriste" par tout le monde complique les choses", ajoute-t-il.
Le sentiment que, malgré la fin des bombardements, rien n'a été réglé entretient l'angoisse. A Arbil, au-dessus des dominos qui claquent sur les tables des cafés, l'opération "Soleil", ainsi que l'a baptisée la Turquie, reste le principal sujet de conversation. Les Kurdes n'ont reçu de Bagdad qu'un soutien tardif. Les Etats-Unis, l'"allié préféré", ont fourni des renseignements à l'armée turque plutôt que de protéger leurs frontières. Le Kurdistan a réalisé sa fragilité et sa grande dépendance.
Beaucoup considèrent que le message d'Ankara visait directement le Kurdistan, à freiner ses prétentions sur la cité pétrolifère de Kirkouk, dont le rattachement à la région kurde devait faire l'objet d'un référendum en décembre 2007, hypothétiquement reporté à l'été 2008. L'avenir se jouera à Kirkouk. En attendant, "les militaires turcs et le PKK peuvent bien échanger quelques coups de feu, dit-on dans un café, cela leur permet de justifier leur présence. Les perdants, dans cette bagarre, sont, déjà, les Kurdes d'Irak".