Emmanuel Macron et son homologue Recep Tayyip Erdogan lors du sommet de l’OTAN à Bruxelles, en juillet 2018. LUDOVIC MARIN / POOL VIA REUTERS
Le Monde | Par Piotr Smola | 10/07/2020
La récente escalade verbale entre Paris et Ankara au sujet de la Libye n’est que le révélateur de divergences plus larges, préexistantes depuis plusieurs années.
Parfois, les crispations sont des préludes aux crises ouvertes. Au printemps 2018, les épouses de trois diplomates turcs, basés à Strasbourg auprès du Conseil de l’Europe et à Paris, doivent remplir des formulaires pour des titres de séjour français. Or, elles refusent d’être photographiées sans leur voile. L’administration bloque la procédure, au nom de la loi. Commence alors, en coulisses, un invraisemblable imbroglio protocolaire et juridique. Ankara prend des mesures de rétorsion radicales. Elles visent les nouveaux fonctionnaires de l’ambassade et du consulat français en Turquie. Ils sont privés des cartes diplomatiques qui permettent de séjourner dans le pays. Le Quai d’Orsay, qui ne peut opérer le renouvellement prévu des effectifs, bloque à son tour l’attribution des titres de séjour pour les diplomates turcs et leurs épouses.
Cette crise étouffée a pris fin au bout de quatorze mois, en juin 2019, lors de la visite de Jean-Yves Le Drian à Ankara. Compromis trouvé : un simple coup de tampon sera donné sur le passeport des épouses concernées, refusant de poser tête nue, à l’instar de la solution adoptée pour les conjointes de diplomates iraniens. Mais cette séquence est riche d’enseignements. Elle révèle le raidissement identitaire de la Turquie, qui se conçoit comme un phare de l’islam politique, comme en témoigne le projet de reclassement de la basilique Sainte-Sophie en mosquée, à Istanbul.
Cette crise illustre aussi l’atmosphère de défiance entre les deux pays, malgré les efforts d’Emmanuel Macron pour nouer une relation de travail avec son homologue Recep Tayyip Erdogan. Le président a découvert les manières turques avec l’arrestation d’un jeune journaliste, Loup Bureau, fin juillet 2017,détenu pendant cinquante-deux jours. Trois ans plus tard, les échanges acrimonieux se multiplient. Face à la Turquie, la France s’avance dorénavant hérissée. Les incriminations retenues contre Ankara sont nombreuses : atteinte à la souveraineté d’Etats membres en Méditerranée, implication massive dans le conflit libyen, chantage aux migrants, achat d’équipements militaires à la Russie, révélations dans la presse turque sur un réseau d’informateurs au profit de la DGSE (services extérieurs français)…
Lundi 13 juillet, les ministres des affaires étrangères de l’Union européenne (UE) doivent se réunir pour évoquer les relations avec la Turquie. Le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, a évoqué l’hypothèse de nouvelles sanctions, après celles prises en novembre 2019 en réponse aux forages illégaux dans les eaux territoriales de Chypre. « L’objectif n’est pas de punir la Turquie mais d’obtenir de la clarté », indique-t-on à l’Elysée. Les sanctions ont peu de chances de passer dans l’immédiat. Pour Berlin, la politique vis-à-vis d’Ankara ne peut se réduire à ces instruments punitifs. Cette réserve s’explique aussi par la présence d’une forte minorité turque en Allemagne.
Les tensions remontent à loin
Paris s’égosille, dans une relative solitude. Emmanuel Macron a contribué verbalement à l’escalade, en accusant récemment Ankara de porter une « responsabilité historique et criminelle » dans le conflit en Libye. « Criminelle » : un adjectif jamais employé pour qualifier l’intervention russe en Syrie. Le président français cherche à mettre à l’épreuve la solidarité des alliés de la France et à révéler les contradictions turques. Pour l’heure, avec peu de réussite.
La situation est encore plus paradoxale au sein de l’OTAN, où un bloc de pays pro-américains demeure dans le déni du problème turc. Faute d’un positionnement clair de Washington, l’Alliance est pétrifiée par le défi posé par ce membre ambivalent, réclamant la solidarité dans le dossier syrien face à Damas et Moscou, tout en jouant une partition dissonante ailleurs. Le dernier incident grave en Méditerranée a servi de révélateur.
« En attendant la présidentielle de 2023, Erdogan et son parti l’AKP sont dans une stratégie de maintien au pouvoir à tout prix et de durcissement anti-occidental », Marc Pierini, ex-ambassadeur de l’UE en Turquie
Le 10 juin, la frégate française Courbet, lors d’une mission de l’Alliance, a été visée par les radars de tir d’une frégate turque qui escortait un cargo soupçonné de transporter des armes vers la Libye. L’enquête diligentée n’a pas mis Ankara à l’index, à la colère de Paris. « Le problème n’est pas entre la France et la Turquie, affirme-t-on à l’Elysée, mais dans le fait que le trafiquant et celui qui surveille les trafiquants sont les mêmes, la Turquie. » Le 1er juillet, la France a donc décidé de se retirer temporairement de l’opération de sécurité maritime « Sea Guardian ». Huit pays sur trente seulement ont soutenu la France à l’OTAN. L’Elysée réclame une grande « clarification », mais son propre soutien politique passé au maréchal Haftar, en Libye, affaiblit sa position.
En réalité, entre les deux pays, les tensions remontent à loin, à l’ère Sarkozy. Elles mêlent questions internationales et considérations intérieures, de part et d’autre. Elu président en 2007, M.Sarkozy avait rejeté l’idée d’adhésion de la Turquie à l’UE. « C’est à partir du coup d’Etat manqué de 2016 que l’incompatibilité entre la Turquie et l’UE va devenir impossibilité, résume Marc Pierini, expert au centre de recherche Carnegie et ancien ambassadeur de l’UE en Turquie (2006-2011). »
« La société civile est alors muselée, une autocratie complète s’installe. Lors des élections municipales de 2019, Erdogan et son parti l’AKP perdent leur monopole politique, en étant défait dans de grandes métropoles comme Istanbul. Depuis, en attendant la présidentielle de 2023, ils sont dans une stratégie de maintien au pouvoir à tout prix et de durcissement anti-occidental. L’envenimement public sert donc Erdogan. »
Début janvier 2018, la politesse est de mise lorsque Emmanuel Macron accueille Recep Tayyip Erdogan à l’Elysée. Nulle effusion, mais une volonté de trouver des convergences. A l’époque, les deux pays se rejoignent dans une opposition à la reconnaissance de Jérusalem comme capitale israélienne par l’administration Trump. M. Macron souligne alors la coopération « exemplaire »avec Ankara dans la lutte contre le terrorisme. Le protocole Cazeneuve, encadrant le retour des djihadistes français de Syrie, fonctionne bien. En outre, le chef de l’Etat met en avant le projet de défense antimissile porté par le consortium franco-italien Eurosam, auquel la Turquie aspire.
Mais M. Macron prend aussi ses distances avec le processus d’adhésion enlisé. Il n’est plus question que d’un « partenariat » avec l’UE. « On paie vingt ans d’illusions sur ce qu’est le projet politique de l’AKP, souligne une source diplomatique française de haut rang. On a longtemps parlé d’islamisme modéré à la turque, qui permettait de sortir de la domination militaire tout en maintenant sous contrôle la frange islamiste extrémiste. Aujourd’hui, on essaie d’avoir un message de fermeté, mais la position d’accommodement généralisé a renforcé Erdogan, même si elle a modéré un temps ses ardeurs. »
Entretien explosif
Fin juin 2018, Emmanuel Macron félicite Erdogan pour sa réélection. Mais deux mois plus tard, lors de la conférence des ambassadeurs, le chef de l’Etat insiste à nouveau sur la nécessité de « sortir de l’hypocrisie ». Pendant ce temps, la crise des personnels diplomatiques bat son plein dans la relation bilatérale. « Est-ce que nous pensons (…) que nous pouvons continuer une négociation d’adhésion à l’Union européenne de la Turquie, interroge M. Macron, quand le projet chaque jour réaffirmé du président turc (…) est un projet panislamique régulièrement présenté comme antieuropéen, dont les mesures régulières vont plutôt à l’encontre de nos principes ? Résolument pas. »
En novembre 2019, Emmanuel Macron accorde un entretien explosif à The Economist, dans lequel il juge l’OTAN en état de « mort cérébrale ». Ces mots sévères visent à susciter le débat à l’approche du sommet de Londres. « Fais d’abord examiner ta propre mort cérébrale », rétorque Erdogan à l’adresse de M. Macron. L’ambassadeur de Turquie, Ismail Hakki Musa, est convoqué au Quai d’Orsay. Il l’avait déjà été quelques semaines plus tôt, en octobre, au lendemain du lancement d’une offensive turque contre la milice kurde des YPG dans le nord de la Syrie, alliée des Occidentaux dans la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) : « Ce fut un tournant pour nous, une attaque grave contre nos intérêts de sécurité », explique une source diplomatique.
En février, avant le déclenchement de la crise du Covid-19, Erdogan menace d’ouvrir les portes de l’Europe aux réfugiés en provenance de Syrie. Un million de personnes ont été jetées sur les routes dans la région d’Idlib en raison de l’offensive du régime de Damas, soutenu par l’aviation russe. En mettant en scène pour les caméras quelques milliers de candidats à l’exode, la Turquie cherche à créer un effet miroir par rapport à la crise migratoire de 2015. Elle met la pression sur l’UE, qui l’utilise comme sous-traitant.
La Turquie est un allié de moins en moins fiable, qui préfère jouer sa propre partition, comme le montre sa relation complexe avec la Russie. L’acquisition de systèmes antimissiles S-400 auprès de Moscou a provoqué l’ire des Etats-Unis. Washington a demandé en vain à Ankara d’y renoncer, pour pouvoir prétendre à l’achat d’avions de chasse F-35. De son côté, Paris a freiné l’avancée de l’étude de définition pour le système de missiles d’Eurosam, malgré les relances de M. Erdogan en personne.
Coups de semonce et opérations de communication
Mue par une fièvre néo-ottomane, la Turquie a bien assimilé le manuel des années 2020 : la force et le fait accompli donnent un avantage déterminant. Elle nourrit des ambitions inédites dans la région, en profitant du vide laissé par les Etats-Unis. Son affirmation militaire va accentuer la détérioration des relations avec la France, dans le dossier libyen. Débutée en avril 2019, l’offensive du maréchal Haftar contre les forces du gouvernement d’accord national (GAN) de Faïez Sarraj, basé à Tripoli et reconnu par les Nations unies, entraîne une implication d’ampleur de la Turquie, via des milliers de mercenaires syriens.
C’est la débandade, côté Haftar. Paris enrage contre l’intervention d’Ankara et appelle au respect du processus politique esquissé à Berlin en janvier. La Turquie renvoie la France à son propre engagement politique partisan, avec les Emirats arabes unis, l’Egypte et le groupe privé russe Wagner, aux côtés de l’Armée nationale libyenne (ANL). « Si nous n’étions pas intervenus, Tripoli serait tombée en janvier ou février, déclare l’ambassadeur turc, Ismaïl Hakki Musa. On nous accuse de jouer un jeu dangereux, un double jeu. Et vous ? Au moins, nous disons clairement ce que nous faisons. Nous soutiendrons le gouvernement aussi longtemps qu’il le souhaitera. »
La crise du Covid-19 a confirmé la mue de la diplomatie turque, suivant le modèle russe et chinois. Elle alterne les coups de semonce et les opérations de communication. L’ambassadeur, à Paris, explique qu’il a coordonné une vaste mobilisation associative, pour fabriquer environ 100 000 masques en tissu. Fin avril, le diplomate remet 500 blouses sanitaires et 20 000 masques, au nom de son gouvernement, à la sénatrice de l’Orne, Nathalie Goulet, dans un geste immédiatement relayé par les médias proturcs. La même quantité est fournie à la région Grand-Est.
En sens inverse, selon nos informations, Erdogan demande à Emmanuel Macron, au cours d’une vidéoconférence en avril, d’intercéder en faveur de la Turquie auprès de Sanofi. Ankara a en effet commandé 18 tonnes d’hydroxychloroquine – le produit aux vertus supposément miraculeuses contre le Covid-19 – à une usine du groupe située en Hongrie. Mais Sanofi ne pouvait répondre à une commande aussi importante. « Nous avons toujours cru à l’efficacité des mesures préventives, précise l’ambassadeur Ismaïl Hakki Musa. En Turquie, nous utilisons depuis longtemps le Plaquenil, qui donne de bons résultats quand on n’a pas encore attrapé le Covid. Au départ, Sanofi disait qu’il ne pourrait livrer que quatre tonnes en quatre mois. Ils sont montés finalement jusqu’à 7,3 tonnes. »
Mélange politique religion
Si les relations se tendent entre les deux pays, ce n’est pas seulement en raison de l’échec flagrant de Haftar sur le terrain libyen. La Turquie est aussi un acteur sur la scène française, dont l’Elysée veut combattre de façon plus résolue les ingérences. Celles-ci s’inscrivent dans une stratégie d’Etat, la constitution d’un réseau international – institutions, associations, mouvances, médias, relais sur les réseaux sociaux – chargé de promouvoir l’agenda nationaliste-religieux d’Ankara auprès de la diaspora. Le maillage traditionnel des associations laïques turques n’est plus qu’un souvenir.
« Ce n’est pas de l’entrisme, car ils ne se cachent pas, relève Didier Leschi, auteur de Misère(s) de l’islam de France (Cerf, 2017), ancien chef du bureau central des cultes au ministère de l’intérieur (2004-2008). Les Turcs pratiquent en plus la menace, que ce soit sur les visas de nos diplomates ou bien sur les établissements scolaires. Sur ce point, ils disent : “Si vous nous empêchez d’ouvrir des écoles en France, on nationalise les vôtres, en Turquie”. »
Les cibles habituelles de ce nouveau réseau turc sont claires : tout ce qui est lié à la loi reconnaissant le génocide arménien (2001) ou bien à celle interdisant les signes religieux visibles à l’école (2004). Prosélytisme et surveillance.« L’objectif est un contrôle étroit de toute la population considérée comme diasporique, les émigrés et leurs enfants », résume une source à l’éducation nationale.
A Mulhouse, le 18 février, Emmanuel Macron a annoncé la fin progressive du système des imams détachés, pilier de l’islam consulaire. La moitié des 300 imams envoyés en France par des Etats étrangers, dans le cadre d’accords bilatéraux, sont des fonctionnaires turcs. Le mélange entre politique et religion est complet. En 2017, pour la première fois depuis sa création en 2003, le Conseil français du culte musulman a élu à sa tête pour deux ans un représentant de l’islam turc, Ahmet Ogras, plus connu pour sa proximité avec Erdogan que pour son ardeur pieuse.
Mais c’est surtout dans l’éducation que la vigilance des autorités se renforce. L’enjeu est de mieux contrôler le profil des enseignants envoyés en France, dont les compétences pédagogiques comptent souvent moins que l’appartenance à l’AKP, le parti au pouvoir, ou leur engagement religieux. Le mouvement Milli Görüs, la matrice de l’islam politique turque, très implanté en Allemagne et proche des Frères musulmans, joue ainsi sur la confusion entre cultuel et culturel. Au pic de la crise sanitaire, il a organisé des soupes populaires à Strasbourg et distribué des masques. Tout en étant surveillé de près de par les services de renseignement.