Thierry Oberlé
10 mai 2006, (Rubrique Reportages)Saman est mort dans sa voiture sur la route de l'aéroport, tué par une bombe dissimulée sur le bas-côté. Un éclat lui a perforé la gorge. Le jeune ingénieur était sous contrat avec les forces américaines. Ses employeurs lui ont décerné, à titre posthume, un certificat de gratitude pour avoir contribué à la reconstruction de Kirkouk.
Photo AFP SAFIN HAMED |
Le document est paraphé par le général Michaël L. Oates, commandant de la 101e division aéroportée. «Ils ont donné ce bout de papier et l'ont oublié, ils s'en foutent», commente son père, Farhat.
Dans une autre vie, Farhat était directeur général régional de l'irrigation. Il a été renvoyé de son poste en 1977 car il était Kurde. C'est aujourd'hui un garagiste prospère. Le jour des obsèques de Saman, Farhat a découragé un vieil ami arabe de venir assister aux funérailles. «C'était risqué pour lui», se justifie-t-il en bleu de travail, taché de cambouis, dans le jardin de sa villa au gazon anglais entretenu avec soin. Une amie arabe a, elle aussi, cessé de rendre visite à sa femme après des pressions du voisinage. Fataliste, Farhat considère qu'il faut couper les ponts interethniques. «N'allez pas voir ce fils de chien», lance-t-il pour décourager le visiteur de se rendre chez un ex-baasiste des environs.
AKirkouk, les dernières passerelles entre Kurdes et Arabes sont rompues. Un fossé invisible sépare les communautés. Dans les quartiers kurdes, l'ambiance est détendue comme dans un pays en paix ; dans le quartier mixte du centre ville, au pied de la citadelle, la vie semble suivre son cours normal, mais la nervosité monte à mesure qu'on pénètre dans des secteurs excentrés. La méfiance se lit dans les regards ; les passants s'épient. Quant aux quartiers arabes, ils sont devenus des ghettos. C'est là que vivent les «Arabes d'intérêt», une population venue d'autres régions dans le cadre de campagnes d'arabisation. L'ancien régime les incitait à s'installer, avec à la clef des avantages financiers pour modifier la démographie ethnique de la ville. Les autorités leur cédaient des logements appelés des «Dumez», du nom de leur constructeur français.
Mis au ban de la ville par les Kurdes, ils alimentent aujourd'hui en forces vives le terrorisme sunnite. Kirkouk est gangrenée par des intimidations, des enlèvements, des assassinats. Le dernier kidnapping ? Celui d'un riche homme d'affaires. Sa famille a payé 55 000 dollars pour récupérer, en fin de compte, un cadavre. Les meurtres du jour ? Deux gardes et un coiffeur, abattu dans son échoppe pour avoir coupé les cheveux de «collabos», les Américains.
Même si elles ne font pas toujours des victimes, les attaques à l'explosif sont quotidiennes. A Havadja, une banlieue arabe désertée par les Kurdes, une bombe artisanale explose chaque jour. «Kirkouk est une ville relativement sûre comparée à d'autres villes irakiennes, mais nous devons combattre un mélange de crimes crapuleux et de terrorisme pratiqué par des islamistes et d'ex-baasistes. On ne fait pas de différence entre eux», commente le chef de la police, le général Sherko Shakir. Ex-lieutenant de police, il avait été révoqué en 1988 sous l'ancien régime pour sympathie avec les Kurdes, et s'était reconverti en chauffeur de taxi. A l'arrivée des Américains, il a été propulsé de son siège de conducteur à celui de directeur général des forces de sécurité. Posée sur son bureau, une photographie le montre en compagnie de Donald Rumsfeld.
Dans les couloirs du quartier général, un policier glisse : «Il y a parmi nous des policiers terroristes.» Fraîchement engagé dans les rangs des forces de sécurité, il avoue sa peur : «Ma soeur habite non loin d'ici dans un quartier mixte. Je ne vais jamais la voir, c'est trop dangereux.» Les rumeurs sur l'arrivée clandestine à Kirkouk de membres de l'armée du Mahdi, la branche armée du chef radical chiite Moqtada Sadr, alimentent les inquiétudes. Environ 240 combattants chiites se cacheraient dans la ville. Ils auraient offert leur assistance aux habitants chiites, peu nombreux et en majorité turkmènes. Ils chercheraient à s'implanter pour s'opposer par les armes aux Kurdes en cas de rattachement de Kirkouk au Kurdistan irakien. «Nous savons qu'ils sont là, mais nous ignorons où ils se terrent», commente le général Sherko Shakir.
De leur côté, les Kurdes continuent à faire du rattachement de la ville leur cheval de bataille. Ils considèrent la cité pétrolière comme leur capitale historique. «Si le problème n'est pas réglé l'an prochain, le Parlement kurde décidera d'un référendum», précise Adnan Mufti, le président du Parlement. L'issue du scrutin ne fait aucun doute. Majoritaires depuis le retour d'une grande partie des réfugiés chassés de la ville sous Saddam, les Kurdes sont convaincus de leur victoire. «Nous représentons 65 à 70% de la population», estime Mollah Shari, le chef local de l'Union populaire du Kurdistan (UPK). Son parti est le véritable maître de Kirkouk. «Cette ville a toujours été notre fief, dit-il. Nous sommes installés sur une mer de pétrole, mais notre cité est en ruine. Les terroristes ne nous permettent pas de reconstruire. Chaque attentat accentue la fracture ethnique.»
Si l'Irak éclate, le pétrole assurerait la richesse d'un Kurdistan indépendant. Kirkouk est un rêve à portée de main dans lequel les Arabes n'ont pas leur place. «Nous voulons inciter les colons arabes à partir, mais sans violence et dans la justice. Il faut trouver des mécanismes de compensation financière», assure Mollah Shari. Selon lui, douze mille familles arabes, soit environ soixante mille personnes, ont demandé à déménager. Les dossiers sont bloqués à Bagdad, qui s'efforce de freiner la marche vers une mise sous tutelle kurde de la cité. Certains ont préféré plier bagages sans attendre pour fuir une atmosphère délétère. Il est question de disparitions inexpliquées d'Arabes et de Turkmènes, attribuées aux pechmergas, les miliciens kurdes. «Nous respectons les droits de l'homme et nous n'avons pas l'intention de procéder à un nettoyage ethnique», se défend Mollah Shari.
Les habitants arabes rencontrés ici et là évitent de se plaindre. Prudents, ils assurent que «tout va bien». «Nous sommes traités comme des citoyens de seconde zone. Nous souffrons en silence, sans accès aux droits élémentaires», dénonce Khaled Rovamri, un technicien turkmène au chômage. Dans les quartiers mixtes, les autorités kurdes ont engagé depuis peu de curieuses campagnes de recensement. Les policiers font remplir des formulaires où il est demandé d'indiquer son origine ethnique. «Ils dressent des listes d'Arabes», dit Younès, un Kurde du quartier mixte de Kadasya II. Le jeune homme ne veut pas croire à une prochaine épuration ethnique à l'envers. «C'est pour les compter avant le référendum», se rassure-t-il. Avant d'ajouter : «De toute façon, ils vont partir.»