Dans une école de Tall Tamr (Syrie), qui accueille désormais des déplacés, le 9 septembre 2022. WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
Le village de Tall Tamr, dans le nord-ouest de la Syrie, le 9 septembre 2022. WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
Georges Lazare, le dernier Assyrien du village de Tall Nasri, dans le nord-ouest de la Syrie, le 9 septembre 2022. WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
Lemonde.fr | Hélène Sallon (Tall Tamr (Syrie), envoyée spéciale)
Les villages de la zone frontalière, où sont déployées les Forces démocratiques syriennes, sont harcelés par les drones turcs.
Du haut d’une position militaire en lisière de Tall Tamr, le commandant Nabil Warda scrute la plaine qui s’étend vers le Nord. Le calme qui règne en cette matinée de septembre est trompeur. Dans ce mouchoir de poche du nord-est de la Syrie, les forces turques et les Forces démocratiques syriennes (FDS, à majorité kurde) se font face, séparées de quelques centaines de mètres. Entre elles sont postés des soldats du régime syrien et des Russes. Le commandant, à la tête des Gardiens du Khabour, une milice assyrienne sous commandement FDS, montre l’un des villages abandonnés. « Ma maison a été bombardée hier, deux roquettes. J’ai été le dernier à quitter Tall Joumaa », dit-il.
Les habitants de ce bourg de 5 000 âmes – quelques Assyriens et des familles arabes de Tall Abyad et de Ras Al-Aïn déplacées par l’offensive turque de 2019 – ont été évacués cet été. La région de Tall Tamr est située dans la zone tampon de 32 kilomètres que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’efforce de parachever, dans le nord de la Syrie, en en chassant les combattants kurdes des Unités de protection du peuple, la principale composante des FDS qu’Ankara considère comme un groupe terroriste, lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). La menace d’une offensive, agitée depuis mai, est suspendue au feu vert américain et russe.
« De quel feu vert parle-t-on ? Il n’y a aucune différence entre occuper un territoire et l’attaquer, détruire toutes ses infrastructures : églises, mosquées, stations d’eau et d’électricité… C’est une nouvelle forme de terrorisme après celle de l’organisation Etat islamique [EI], la même menace sous un autre nom », déplore Aram Hanna, un porte-parole des FDS. Ce combattant syriaque qui a grandi à Tall Tamr s’interroge : « Pourquoi les Américains laissent-ils faire les Turcs ? Nous n’avons pas vaincu l’EI pour laisser les Turcs occuper notre territoire. »
Les bombardements n’ont jamais cessé depuis le cessez-le-feu instauré en 2019, à l’issue de l’offensive turque. « Les Turcs ont construit leurs bases sur la frontière, massé des armes lourdes et des mercenaires. On ne peut pas cultiver nos terres à cause des bombardements », indique le commandant Warda. Ils se sont intensifiés au début de l’été, comme les survols de drones. « Ils attaquent nos positions et même les civils dans les villages. On a eu près de vingt civils blessés et un mort parmi nos forces, précise Aram Hanna. Les terroristes de l’ASL [l’Armée syrienne libre, opposition], vendus aux Turcs, mènent des missions d’infiltration de nos territoires. »
Le déploiement à la frontière de soldats du régime syrien, conformément à l’accord de 2019, ne leur fait pas obstacle. « Ils hissent le drapeau et c’est tout. Ils n’ont pas d’armes lourdes, ils ne peuvent rien faire. Ce ne sont que des civils forcés à faire l’armée », déplore le porte-parole des FDS. Il raconte qu’à plusieurs reprises, les soldats de l’armée syrienne ont déserté leur position face à une attaque, obligeant les combattants kurdes à monter défendre le front. « Nous ne sommes jamais à l’initiative d’un combat, on ne fait que répliquer », affirme-t-il. Les unités FDS sont censées rester au sud du tracé de l’autoroute M4. L’accord prévoit que seuls les combattants assyriens et syriaques tiennent les lignes de défense.
« On n’a pas d’armes lourdes face à la Turquie et à ses armes de l’OTAN, sophistiquées et précises », déplore le commandant Warda, qui a perdu plusieurs de ses 145 combattants, assyriens et arabes. Il fustige l’attentisme des Russes, garants du cessez-le-feu. « Les Russes sont là en spectateur. Ils distribuent les bons points. On leur envoie des rapports quotidiens sur les violations, on les prévient qu’on va devoir répliquer. Tout ce qu’ils font c’est accompagner les ouvriers qui réparent les infrastructures détruites – c’est arrivé 48 fois depuis 2019 –, et faire des patrouilles sur la M4 », confirme Aram Hanna.
« C’est une terre assyrienne et elle le restera »
Des 33 villages assyriens situés le long de la rivière Khabour, seuls quatre sont encore habités. « L’accord excluait les villages assyriens de la zone de combat. Le contraire s’est produit : leurs habitants ont été déplacés et la moitié des villages sont détruits », fustige le commandant Warda. Certains sont occupés par la Turquie depuis 2019. Quatre, en zone FDS, ont été vidés cet été. « La Turquie poursuit ce que l’EI a commencé : déraciner les Assyriens de leurs terres et du Moyen-Orient », accuse Nabil Warda, qui y voit une répétition du génocide assyrien commis par les Ottomans (1915-1918). La Syrie ne compte plus aujourd’hui que 1 200 Assyriens, contre 20 000 en 2011, avant le début de la guerre civile syrienne.
La plupart sont partis à l’étranger après l’attaque de leurs villages par l’EI en 2015. Georges Lazare est le seul à être resté à Tall Nasri, un village au sud de la M4. « J’ai mis du temps à construire ma maison, je ne veux pas l’abandonner et aller mendier à l’étranger. Ici, c’est une terre assyrienne et elle le restera », martèle l’ancien enseignant de 60 ans, qui vit avec sa mère sur des terres plantées de blé et de coton. L’homme doit composer avec ses nouveaux voisins, des déplacés de Ras Al-Aïn qui occupent les maisons abandonnées. « Ils détruisent le village. Ils ont pris les meubles des maisons vides et même les câbles électriques de l’église », s’emporte-t-il.
A la mi-journée, l’alerte est donnée. Un drone turc survole Tall Tamr. « Ils collectent du renseignement. Quand il y a du mouvement, civils ou militaires, ils tapent, de façon indiscrimée », dit Nabil Warda. Des espions aident à localiser les combattants FDS et leurs positions. « On évite de se déplacer en groupe. On change d’habits, de véhicules. On monte au front à moto, poursuit le commandant assyrien. A Derdara, les camarades ont dû porter un martyr sur 3 kilomètres avant de pouvoir l’évacuer sur une mobylette. »
« On fait des choses de l’ordre de l’impossible pour apporter les vivres au front chaque jour. On a nos façons d’y arriver », ajoute Aram Hanna. L’existence de tunnels est un secret de Polichinelle. Dans une école de Tall Tamr qui abrite des déplacés, les hommes travaillent à leur creusement, ce qui fait d’eux des cibles. « On entend les drones au-dessus de nos têtes. A Tall Joumaa, un civil et un militaire qui travaillaient avec nous à creuser les tunnels ont été tués par un drone », dit Ahmed Hamdouh, un déplacé de Ras Al-Aïn. Quand il retrouve son refuge rudimentaire, à 3 kilomètres de la ligne de front, le bruit des combats se poursuit.
« C’est terrorisant, il y a des bombardements continus dans les villages alentour, surtout la nuit. Ça fait trembler les immeubles », dit l’homme de 41 ans. Il attend une place dans un camp loin du front. Fin août, 80 familles arabes de Ras Al-Aïn déplacées dans des villages assyriens ont été envoyées au camp Serekaniyé (« Ras Al-Aïn », en kurde) de Hassaké, à 45 kilomètres au sud. L’espoir d’un retour les anime. « Les Ottomans ont un cœur noir, maugrée Abdelaziz Mohamed Eissa, un paysan de 72 ans. Ils annexent peu à peu une partie de la Syrie. On ne les laissera pas faire : on retrouvera nos terres. »