C’est « la guerre que vous ne voyez pas, celle dont personne ne parle », dénonçaient il y a quelques jours des villageois de la région autonome du Kurdistan irakien dans les colonnes du journal britannique Morning Star à propos des récentes opérations militaires de la Turquie dans cette région du nord de l’Irak. Ankara a lancé en avril dernier une nouvelle offensive terrestre et aérienne contre des bases de guérilleros du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’il considère comme une organisation terroriste. Plusieurs habitants de la région ont cependant déclaré avoir été victimes de bombardements et ont accusé la Turquie de ne pas faire de distinction entre les civils et les combattants du PKK, tout en appelant la communauté internationale à élever la voix contre « le génocide total des Kurdes ». « Il y a moins de lumière sur l’activité militaire turque dans la région kurde et le nord de l’Irak parce que la région n’est pas une zone de guerre majeure qui attire l’attention internationale », indique Tamer Badawi, analyste au centre de recherche Carpo, basé à Bonn.
Alors que le PKK livre une guerre sur le sol d’Ankara depuis 1984, notamment depuis ses bases arrière du Kurdistan irakien principalement situées autour de la ville de Kandil, à proximité de la frontière avec l’Iran et la Turquie, cette dernière a indiqué à plusieurs reprises qu’elle entendait « s’occuper » du PKK dans cette région « si Bagdad n’est pas en mesure de le faire ». Ankara dispose ainsi d’une dizaine de bases militaires au Kurdistan irakien depuis 25 ans et mène des raids réguliers contre les combattants du PKK. Mais les récentes opérations militaires turques ont particulièrement inquiété le gouvernement irakien ainsi que Téhéran qui craignent que la Sublime Porte ne s’établisse petit à petit dans la région.
Impression d’annexion
« La Turquie a maintenu une présence militaire expéditionnaire dans la région du Kurdistan d’Irak pour combattre le PKK pendant plusieurs années, y compris une importante installation militaire à la base de Bachiqa (située au nord-est de Mossoul). Ce qui est différent maintenant, c’est le rythme des opérations militaires turques et l’augmentation du nombre de petites bases gérant les opérations avancées turques dans les régions du nord du Kurdistan irakien », explique Nicholas Heras, chercheur au Newlines Institute for Strategy and Policy. « La présence militaire turque accrue entraîne des activités de réapprovisionnement et de renforcement turcs plus fréquentes dans le Kurdistan irakien, ce qui donne l’impression qu’Ankara annexe tranquillement des parties du Kurdistan irakien à une zone militaire turque », poursuit le spécialiste. Depuis 2018, Ankara a préféré les drones, notamment ses puissants Bayraktar TB2, aux tirs d’artillerie pour affronter le PKK, ce qui aurait constitué une réelle révolution militaire sur le terrain. Ces engins permettent en effet de localiser et d’éliminer des cibles en une durée très courte. L’influence grandissante de la Turquie dans la région inquiète d’autant plus ses voisins irakien et iranien que le territoire actuel de l’Irak faisait autrefois partie intégrante de l’Empire ottoman. Si Ankara a reconnu dans le traité anglo-irako-turc de 1926 les frontières actuelles de l’Irak et abandonné ses prétentions sur le vilayet (subdivision administrative de l’Empire ottoman) de Mossoul, la Turquie s’est appuyée sur ce texte pour intervenir militairement dans le Kurdistan irakien. L’article 10 de ce dernier prévoit en effet « une zone de 75 km de part et d’autre de la frontière dans laquelle les deux États doivent s’abstenir d’actes hostiles envers le voisin ». Ankara invoque cependant la « légitime défense » pour justifier ses opérations dans le nord de l’Irak face aux attaques du PKK sur son sol.
Déraciner le PKK de Sinjar
Si la Turquie a pour le moment limité ses opérations en Irak aux zones sous le contrôle du gouvernement régional du Kurdistan (GRK), dont le siège se trouve à Erbil, plusieurs rumeurs laissent craindre une éventuelle incursion militaire turque à Sinjar – située dans le nord-ouest du pays à proximité de la frontière syrienne – pour y chasser le PKK. Ce dernier y a récemment gagné en puissance alors que sa branche syrienne a combattu les jihadistes de l’État islamique durant son offensive de 2014. « Ankara souhaite déraciner le PKK de Sinjar, où se trouve la partie nord de la frontière irako-syrienne. Non seulement ces groupes mobilisent leurs troupes au Nord, mais tentent également de créer une résistance populaire dans les périphéries nord de l’Irak contre l’intervention turque », observe Tamer Badawi.
Or une telle incursion augmenterait le risque d’une crise majeure avec Bagdad mais surtout avec Téhéran. « Une opération militaire turque sur Sinjar amènerait profondément les forces turques dans le territoire contrôlé par Bagdad et sous l’influence des milices soutenues par l’Iran, ce qui serait perçu à la fois par Bagdad et Téhéran comme une invasion de l’Irak », estime Nicholas Heras. L’Iran, qui dispose d’un passage terrestre lui permettant de viser un accès élargi à ses mandataires situés en Syrie puis au Liban, n’a pas intérêt à ce que la Turquie accroisse sa présence. « La Turquie fait face à une vive résistance de la part de groupes paramilitaires alliés à l’Iran qui tentent de dissuader Ankara de se lancer dans une campagne militaire majeure », commente Tamer Badawi. De son côté, le gouvernement irakien peine à rejeter une incursion militaire turque après l’échec de la mise en place de l’accord de Sinjar signé avec le gouvernement d’Erbil en octobre 2020. Qualifié à l’époque d’« historique », ce dernier avait pour but de mettre fin à l’emprise de « groupes étrangers » à Sinjar, en référence aux combattants du PKK. Mais « la résistance du PKK et l’opposition des groupes paramilitaires » ont mis un frein à la volonté de Bagdad et l’ont affaibli, précise le spécialiste. « Étant donné que Moustafa Kazimi (Premier ministre irakien) est dans une bataille critique avec les groupes paramilitaires alliés à l’Iran, toute position qu’il adoptera dépendra de son évaluation de l’intervention d’Ankara et de l’impact qu’elle pourrait avoir sur eux », observe Tamer Badawi.
C’est « la guerre que vous ne voyez pas, celle dont personne ne parle », dénonçaient il y a quelques jours des villageois de la région autonome du Kurdistan irakien dans les colonnes du journal britannique Morning Star à propos des récentes opérations militaires de la Turquie dans cette région du nord de l’Irak. Ankara a lancé en avril dernier une nouvelle offensive...