Debout derrière un bureau, Chérine Amed, une instructrice de 19 ans, s’applique à enseigner à une dizaine de jeunes filles kurdes l’assemblage d’une arme.
Clara Galtier / Le Figaro
Lefigaro.fr | Par Clara Galtier, envoyée spéciale à Kobané et Raqqa
L’avenir de l’administration autonome, acquise de haute lutte, est fragilisé par la percée de l’Armée nationale syrienne et les ambitions centralisatrices des nouveaux maîtres de Damas.
Le démontage de la kalachnikov perce le silence de la pièce. Une dizaine de jeunes filles kurdes, assises sur des chaises disposées en carré, fixent leur instructrice du jour aux longues boucles brunes attachées par un élastique. Debout derrière un bureau, Chérine Amed, 19 ans, s’applique à leur enseigner l’assemblage de l’arme. « Qui veut essayer ? », lance-t-elle. L’une des apprenties, vêtue d’un pull rose avec des fleurs brodées, peut-être de deux ou trois ans sa cadette, s’approche. « Non attends, ce n’est pas comme ça, corrige Chérine. Tu dois insérer cette pièce en premier. Sinon, ça ne tiendra pas. Oui, voilà, très bien. »
Ces gestes qu’elles répètent pourraient un jour sauver la vie de ces jeunes filles et ces femmes. À Kobané, bastion kurde du nord-est de la Syrie, tout le monde retient son souffle : la guerre n’est pas terminée dans cette partie du pays. Si personne ici ne pleure Bachar el-Assad, la menace de l’Armée nationale syrienne (ANS), soutenue par la Turquie, ne laisse pas de répit. Roquettes, drones, bombes larguées du ciel… Depuis la chute du régime, les affrontements se sont intensifiés entre cette faction islamiste sunnite et les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui ont perdu la ville clé de Manbij au début du mois. Au moins cinquante soldats ont péri ces deux dernières semaines, indique le porte-parole des YPG (Unités de protection du peuple). Une contre-offensive a permis de les repousser, derrière le barrage de Tichrine sur l’Euphrate, tandis que le deuxième front, le pont qui relie Manbij à Kobané, est sous le feu jour et nuit.
Alors que l’ANS était impliquée dans l’offensive-éclair menée par HTC (Hayat Tahrir al-Cham) qui a renversé le régime de Bachar el-Assad, le groupe a poursuivi sa percée dans la région prokurde. La composition des forces régionales est complexe. Formées en 2015 avec l’appui de la coalition internationale pour vaincre Daech, les Forces démocratiques syriennes (FDS) regroupent environ 40 % de combattants kurdes des YPG et environ 60 % de groupes arabes et de minorités syriaques et chrétiennes. Aujourd’hui ces forces contrôlent toute la région à l’est de l’Euphrate, à travers l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES) sur un territoire peuplé de huit millions d’habitants, dont environ un tiers de Kurdes.
L’armée turque occupe déjà deux vastes zones du côté d’Afrine, depuis 2018, Erdogan considérant le YPG comme la branche syrienne de son ennemi juré le PKK. « Trouvez-moi une seule personne qui a déjà vu les FDS attaquer la Turquie ou menacer son intégrité territoriale », défend la Kurde Avin Sweid, coprésidente du conseil exécutif de l’AANES, rencontrée à Raqqa quelques jours plus tôt aux côtés de son homologue arabe Hussein Osman, et du député Hamdan al-Abid. Dans l’ancienne capitale autoproclamée de Daech, face à cette instabilité, l’administration tente de défendre son modèle de gouvernance pluraliste. Hussein Osman, insiste : « Ce n’est pas une administration kurde. Toutes les communautés de la région participent à la gouvernance : Arabes, Kurdes, chrétiens, assyriens, arméniens… Notre but est de maintenir la paix et le vivre-ensemble. » « L’AANES a toujours affirmé être une autorité mixte, précise le Dr Omar Mohammed, chercheur au Washington Institute, spécialiste de la région. Mais cela n’est pas exact. Leur objectif est d’établir une région autonome prokurde. »
Fondée en 2014 dans son ancienne forme, constituée des trois cantons kurdes de Jazira, Kobané et Afrine, l’AANES s’est élargie après la libération de plusieurs villes arabes du joug de Daech par les FDS. Depuis, les Kurdes dirigent de facto, la plupart des cadres politiques et surtout militaires étant de cette ethnie. L’administration repose sur un modèle décentralisé avec des Parlements. Mais ce projet reste fragile, constamment menacé par les attaques turques, la menace d’une résurgence de Daech et les divisions internes. « Arrêtez de vouloir nous diviser. Tout ce que l’on souhaite c’est la sécurité, martèle Sarah, une quadragénaire vivant à Raqqa, derrière son niqab qui ne laisse entrevoir que ses yeux vert émeraude. Ici, nous vivons tous ensemble. Nous n’avons aucun problème avec les FDS. »
Reste que l’arrivée des nouveaux maîtres de Damas, au discours nationaliste arabe, est aux antipodes des aspirations de l’AANES. « La Syrie appartient à tous les Syriens, de toutes les communautés. Si nous revenons à un système centralisé avec un seul parti, une seule couleur, une seule idée, ce sera le chaos », prédit le député Hamdan al-Abid. « Toutes les communautés doivent participer à l’avenir du pays », plaide-t-il, soulignant que l’autorité régionale est prête à embrasser la future Constitution de Damas si ses valeurs sont respectées.
Jusqu’à présent, il n’existe pas de communication directe entre HTC, mené par Ahmed al-Chareh, et le Nord-Est. « Nous avons lancé une initiative nationale pour réunir tous les partis syriens qui est pour le moment restée sans réponse, précise Avin Sweid. Une délégation pour rencontrer le nouveau gouvernement est à l’étude. »
L’AANES veut alerter sur la menace omniprésente de Daech. Des cellules dormantes continuent d’opérer autour des camps de prisonniers. « Tant qu’il y aura de l’instabilité dans la région, ils trouveront un moyen de revenir », appuie Avin Sweid, qui note que les Américains ont renforcé leur présence dans la région de Kobané depuis vendredi. « Cela porte un message à l’attention de la Turquie : arrêtez de cibler la région, sinon Daech profitera du chaos. Or l’existence même de la coalition est de les éliminer », explique-t-elle. Le 19 décembre, le sénateur américain John Neely Kennedy rappelait « qu’Erdogan essaie d’envahir la Syrie », et menaçait Ankara, en récession économique, de sanctions « s’il touche à un seul cheveu des Kurdes. »
Les infrastructures du Nord-Est syrien, déjà affaiblies par la guerre, subissent les bombardements turcs réguliers, aggravant la crise économique. Le budget de l’AANES affiche un déficit de 390 millions de dollars. Sans compter que depuis la chute d’el-Assad, exit les taxes sur les échanges commerciaux entre la région et le reste de la Syrie.
Acculés, les Kurdes ont peu d’options pour garder leur autonomie. « Historiquement, un État central arabe dominant a souvent signifié la fin de l’autonomie kurde », réagit Omar Mohammed, un Irakien qui a vécu sous Daech. La position de la Turquie, qui prône un État syrien centralisé pour contrer les aspirations kurdes, renforce cette menace. Damas partage cette vision centraliste, ce qui met en péril toute représentation kurde significative dans une future Syrie.
Alors que Kobané est devenue en 2015 le symbole de la résistance à Daech qui avait échoué à la capturer, la ville craint le retour de la guerre. À la base d’entraînement, les visages des jeunes filles sont graves. « Jamais je n’aurais imaginé patrouiller un jour avec mes amies, une kalachnikov à la main, pour protéger mon quartier », confie l’une d’elles. C.G.