Hémine parle calmement «Ce monument n'a pas à être là. Je considère que c'est une insulte à mon peuple.» Hémine a 18 ans, elle est d'origine turque et ne comprend pas pourquoi la ville de Lyon a souhaité que soit construit un mémorial du génocide arménien. Elle ne «croit» d'ailleurs pas au génocide arménien. A côté d'elle, derrière les barrières métalliques protégeant le monument qui doit être officiellement inauguré lundi, un homme se définit comme «un Gaulois». Lui aussi est «contre» : «Il aurait mieux valu faire quelque chose contre tous les génocides.» Un troisième trouve surtout ça «très laid. Ça ne va pas sur cette belle place.» Leonardo Basmadyan, l'architecte, hausse les épaules et essaie d'expliquer le sens du monument en hommage à «tous les génocides». «Les gens font la démarche de venir discuter, c'est déjà bien. On a vu pire.»
Pire, ce sont les inscriptions négationnistes taggées la semaine dernière sur les «feuilles» de pierre verticales qui constituent le monument. Pire, ce fut cette manifestation turque le 18 mars à Lyon, où l'on a pu voir des pancartes niant le génocide arménien, des jeunes faisant le signe des Loups Gris (parti extrémiste turque). Et puis, raconte Leonardo Basmadyan, il y a aussi ces gens qui, régulièrement, s'approchent du monument pour proférer des insultes.
Joutes. Une hostilité constante depuis la décision en 2004 de la municipalité d'autoriser la construction d'une oeuvre en mémoire du génocide arménien. Plus de 2 500 lettres reçues à la mairie, dont une majorité identiques, envoyées par des membres de la communauté turque de toute la France. Quatre recours au tribunal administratif déposés par une association de riverains qui ont retardé les travaux de plus d'un an. Et quelques joutes en conseil municipal. Gérard Collomb, sénateur-maire PS de Lyon, parle d'acharnement «Nous n'aurions jamais imaginé que cela puisse même faire débat. Il faut bien admettre que la reconnaissance du génocide arménien en France ne va pas de soi, et pas seulement dans la communauté turque.»
Les premiers opposants n'ont d'ailleurs pas été les Turcs. Mais une association de riverains du IIe arrondissement et une partie de l'opposition municipale UMP. Les motifs ne sont pas politiques mais «esthétiques». Ils défendent l'identité de la place Antonin-Poncet, en plein centre de Lyon, où est érigé le mémorial. Marie-Chantal Desbazeilles, conseillère municipale UMP en tête de la contestation, dit n'avoir «rien contre ce monument». «Je suis pas une sorcière négationniste, je dis simplement qu'il ne fallait pas le mettre là, sur une place sanctuarisée par l'Unesco», explique-t-elle en référence au classement du centre ville au patrimoine mondial. Selon les riverains, le monument «boucherait la vue» et serait «trop contemporain» pour cette place qui a en fait été conçue dans sa forme actuelle... il y a une quinzaine d'années. Et dont le principal bâtiment est une gigantesque poste à l'architecture toute stalinienne. «Je ne suis pas certain que ces oppositions sur la forme ne cachent pas une opposition de fond», suspecte le maire.
Selon Jean-Yves Sécheresse, élu en charge du dossier, ces réticences fleurent surtout «un bon vieux conservatisme». «Mais, note-il, que ce soit dans les réunions de quartier ou dans les courriers adressés au maire, on perçoit aussi des choses qui ne sentent pas toujours très bon.» Ainsi, cette habitante de Villeurbanne qui parle de sa «rage» de voir ériger un monument pour un génocide certes reconnu mais qui a eu lieu loin de la France. «C'est une porte ouverte à toutes les misères du monde», écrit-elle.
Menaces. Certaines lettres sont explicitement racistes. Mais la majorité émane de la communauté turque. Envois groupés et stéréotypés. Plusieurs centaines d'habitants d'un même village du Jura, par exemple, qui demandent expressément «que la construction de ce mémorial ne se fasse pas». Ils expliquent aussi que ce génocide n'a pas existé, il s'agit de «simples populations déplacées». Le ton est parfois menaçant, évoquant les «graves conséquences» d'une telle décision «qui ne pourra qu'attiser la haine entre les communautés». Depuis l'épisode des tags négationnistes, plusieurs responsables de la communauté turque lyonnaise, notamment dans les mouvements de jeunes, tentent de calmer le jeu. Appelant à une «solidarité entre les peuples arméniens et turcs».
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