L'OBS | N° 2798 | 21/06/2018
DOSSIER | COUVERTURE
Deux ans après le putsch avorté, le président turc brigue un nouveau mandat. Ses réseaux en Occident sont puissants, et ses ambitions géopolitiques, sans limites. Mais la campagne électorale a été plus difficile que prévu. Jusqu’où le “reis” peut-il aller ?
Par SARA DANIEL
Les 24 juin et 8 juillet, les Turcs rééliront ou non Recep Tayyip Erdogan président Depuis le coup d’Etat manqué organisé contre lui dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, l’autoritarisme de l’hyperprésident s’est durci : il a jeté des dizaines de milliers de personnes dans les geôles turques. Selahattin Demirtas, principal candidat de l’opposition, est en prison. Même ses compagnons de route au sein du Parti de la Justice et du Développement ne sont pas épargnés.
Assassinats, enlèvements, menaces... Le MIT, les terribles services secrets à la solde du « reis », visent tous les opposants, particulièrement les Kurdes et les partisans de la confrérie de Fethul-lah Gülen contre lesquels la Turquie a lancé une traque mondiale. Terrifiant dispositif. Comme ceux du Mossad ou des services russes, les espions turcs sont soupçonnés d’être mêlés à des actions criminelles à l’étranger. Et les opposants d’Erdogan, poursuivis jusque dans leurs exils occidentaux, ne sont plus en sécurité. A Paris, ses adversaires vivent dans l’angoisse. Ils fuient leur ambassade. On les comprend : Ismail Hakki Musa, actuel ambassadeur de Turquie en F rance, a été numéro deux du MIT, chargé des opérations extérieures...
Face à ces barbouzeries inadmissibles, la France fait le gros dos. Emmanuel Macron a ainsi qualifié d’« exemplaire » la coopération de la Turquie dans la lutte contre le terrorisme. Car les Européens sont totalement dépendants de leur « allié » turc. D’abord pour sa capacité à traquer les membres de l’Etat islamique qu’Ankara a un temps protégés. Et surtout pour la protection de nos frontières. En mars 2016, Angela Merkel a conclu un accord pour que la Turquie, en échange d’un chèque de 6 milliards d’euros, joue le rôle de garde-frontières pour contenir les 4 millions de réfugiés syriens
qui vivent dans le pays. Ce qui confère à Erdogan un pouvoir immense sur cette Europe dont il voulait faire partie et qui a rejeté sa candidature. Il en use et en abuse, n’hésitant pas, après un vote du Parlement européen sanctionnant la Turquie, à menacer ses voisins : « Sachez-le, si vous allez plus loin, ces frontières s’ouvriront. » Quant aux Américains, ils ont besoin des bases militaires turques pour lutter contre Daech et rester actifs dans la région.
L’ambition du dirigeant turc est sans limites. Enferré dans une dérive autocratique, il ne se contente pas d’éradiquer ses opposants et de frire chanter ses alliés. Il aspire à devenir le nouveau leader de l’islam sunnite. A cette fin, il instrumentalise le conflit israélo-palestinien, occupant la place vacante laissée par l’Egypte et l’Arabie Saoudite, nouveaux alliés des Américains et d’Israël. Tout en finançant massivement, en Occident, ces mosquées que l’Arabie Saoudite a eu tendance à délaisser. Comme s’en inquiète l’écrivain Kamel Daoud, Erdogan est aujourd’hui en passe de contrôler une partie de l’internationale des Frères musulmans. Ahmet Ogras, l’actuel président du Conseil français du Culte musulman (CFCM), est un Franco-Turc, proche d’Erdogan. Tandis que le Ditib, réseau de mosquées françaises, est géré directement par le ministère turc des Affaires religieuses qui dépend de l’AKP au pouvoir.
Comme la Russie, la Turquie se dote en F rance de ses propres médias alternatifs dans lesquels on voit le darwinisme ou la récente percée de l’antisémitisme remis en question. Dans ce contexte de démission hexagonale, la population turque est solidement encadrée par Erdogan : les diasporas française et européenne constituent un réservoir important de voix pour le président autoritaire qui pourrait faire la différence dans une élection. Verdict imminent ■
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Qui est ce président nationaliste, islamiste et autoritaire qui a mis son pays au pas et jeté tous ses opposants en prison ? Retour sur le parcours d’un dangereux stratège qui survit à toutes les crises et se joue de l’Europe
Par GUILLAUME PERRIER
Recep Tayyip Erdogan peut-il perdre ? Lorsque le président turc a annoncé la tenue d’élections anticipées mi-avril, l’idée parais- sait incongrue Deux mois plus tard, elle obsède la Turquie. Après quinze ans de pouvoir sans partage, une bonne douzaine de scrutins nationaux et locaux remportés à la suite, l’intraitable dirigeant du Parti de la Justice et du Développement (AKP) joue peut-être sa survie politique le 24 juin. Avec dix-huit mois d’avance, il a convoqué des élections législatives et présidentielle dans le but de renforcer un peu plus son emprise sur le pays. L’enjeu est clair : donner au vainqueur des pouvoirs étendus, à la tête d’un régime hyperprésidentiel. Cette réforme constitutionnelle a été approuvée par référendum en avril 2017 (à 51,3%). S’il est réélu et que son parti remporte la majorité au Parlement, Erdogan pourrait encore accentuer les tendances autoritaires de son pouvoir. Mais la précipitation avec laquelle le président a organisé ces élections a semé le doute Un vent de panique souffle sur Ankara car les sondages, sur lesquels Erdogan s’est constamment appuyé pour gouverner à vue depuis vingt ans, laissent planer une incertitude sur l’issue du vote Le chef charismatique de la Turquie islamo-nationaliste est apparu le 13 juin dans une vidéo qui s’est répandue sur les réseaux sociaux comme une traînée de poudre. On y voit le président s’adresser aux chefs de quartier désignés par son parti pour quadriller Istanbul et leur demander de « prendre le contrôle des bureaux de vote ». La réunion privée se tient à l’abri des journalistes. « Je ne le dirais pas à l’extérieur d’ici, mais je vous le dis à vous. Si le Parti démocratique des Peuples (HDP), pro-kurde, reste sous le seuil de 10%, nous serons dans une bien meilleure situation. Dans chaque circonscription, il faut savoir qui est qui. Prenez les listes électorales et marquez les noms. Ce travail ciblé nous permettra d’obtenir un résultat différent. »
LA PEUR D’UNE BANQUEROUTE
En anticipant les élections, Erdogan pensait prendre l’opposition par surprise. Il espérait également profiter de l’élan patriotique en Turquie renforcé par les opérations militaires contre les « terroristes » kurdes du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). L’invasion de la ville syrienne d’Afrin, en janvier, a été largement soutenue, y compris par une partie de l’opposition, ce qui permet à l’AKP de capter l’essentiel du vote nationaliste, tout en affaiblissant le parti pro-kurde. Pour entretenir cet agenda de guerre, Erdogan a ensuite menacé la ville de Manbij, obligeant les milices kurdes YPG, alliées des Etats-Unis et de la France, à s’en retirer. Puis, à deux semaines du vote, il a promis le « nettoyage » des monts Qandil, le quartier général du PKK dans le nord de l’Irak, où les commandos turcs se sont déployés. Le président turc est même allé jusqu’à menacer de peine de mort son adversaire Selahattin Demirtas, qui fait campagne depuis la prison où il est détenu depuis novembre 2016. Pourtant, la ligne nationaliste adoptée par Erdogan - qui a scellé une alliance avec le parti d’extrême droite des Loups gris en 2015 - pourrait cette fois ne pas suffire à conquérir la majorité. Depuis qu’il est parvenu au pouvoir, en novembre 2002, c’est avant tout l’économie qui lui a permis de gagner les cœurs de ses concitoyens. Or celle-ci est sur le point de devenir un handicap pour l’homme fort d’Ankara. Pendant des années, la croissance et le développement rapide du pays ont attiré les investisseurs et permis l’émergence d’une nouvelle classe moyenne et d’une société dynamique, attirant les investisseurs. « Lorsque nous avons fondé l’AKP en 2001, nous avons commandé un vaste sondage pour connaître les priorités des Turcs. Le développement économique et la justice étaient les principales préoccupations, c’est pour cela que nous avons adopté ce nom », se souvient le diplomate Yasar Yakis, l’un des fondateurs du parti, qui fut écarté par la suite Cette fois encore, Recep Tayyip Erdogan met l’accent sur les grands travaux qui ont fait son succès : pont, tunnels, routes, aéroports... Mais cette frénésie de construction d’infrastructures financées à crédit peine à masquer les difficultés de l’économie turque. L’inflation est remontée à un niveau qu’elle n’avait plus connu depuis 2002 et la monnaie a perdu plus de 20% de sa valeur depuis le début de l’année, faisant craindre aux Turcs une banqueroute généralisée, comme en 2001 avant l’arrivée de l’AKP. La dette de la Turquie a été multipliée par trois au cours des quinze ans de pouvoir d’Erdogan et certains grands groupes, même ceux qui sont dirigés par ses proches, connaissent des problèmes de financement. Avec la fuite des capitaux étrangers échaudés par l’instabilité politique, on voit mal comment le chef de l’Etat pourra assumer les projets pharaoniques qu’il a promis de lancer après les élections. Le « Canal Istanbul », son « projet fou » de dédoublement du détroit du Bosphore, nécessiterait au bas mot un investissement de 15 milliards d’euros. Sa fuite en avant populiste et nationaliste pourrait l’avoir conduit dans une impasse, se prennent à rêver ses opposants.
DES PURGES SPECTACULAIRES
Ce n’est pas la première fois que le « reis » Erdogan est annoncé en bout de course. Sur sa route, il a souvent trouvé des obstacles qui en auraient dissuadé plus d’un. Acculé par les militaires en 2007 et 2008, son parti est menacé de dissolution par la Cour constitutionnelle pour « activités anti-laïques » : il a autorisé le port du voile à l’université dès le début de son second mandat II y échappe à une voix près. En 2013, son pouvoir vacille devant les manifestations de la place Taksim, qui dénoncent l’autoritarisme du pouvoir, la censure des médias et la dérive affairiste. Mais Erdogan parvient à reprendre la main par la force. Six mois plus tard, de graves accusations de corruption lancées par des magistrats proches du prédicateur Fethullah Gülen éclaboussent son proche entourage, impliquent des ministres, des hommes d’affaires et son propre fils. Erdogan réussit encore à déjouer le piège judiciaire, en lançant des purges spectaculaires dans la magistrature et la police. Et à l’été 2016, lorsqu’une faction putschiste au sein de l’armée tente de le renverser, Erdogan est au bord du KO, mais il contre-attaque. Rien, pas même la maladie qui l’a obligé à « disparaître » de la scène politique pendant plusieurs mois en 2011, ne semble pouvoir le faire dévier de sa trajectoire.
Pour le journaliste de « Cumhuriyet » Kadri Gürsel, qui a passé onze mois en prison, Recep Tayyip Erdogan est « l’animal politique parfait. Il arrive à prévoir toute menace. Il évalue chaque situation du point de vue du risque. Il n’a pas de ligne mais il a des intuitions, un instinct de survie très fort. [...] Son talent, c’est l’opportunisme, il se joue des circonstances. Erdogan n’accepte jamais la défaite. A chaque crise il répond par une autre crise ». Ce fut encore le cas en juin 2015, après les élections législatives qui laissèrent le président turc sans majorité parlementaire. Il provoqua alors de nouvelles élections, noua une alliance avec une partie de l’extrême droite et relança le conflit avec le PKK, dans un climat marqué par des attentats djihadistes contre les électeurs du parti kurde Erdogan rétablit sa domination dès le scrutin suivant La longévité de Recep Tayyip Erdogan doit aussi beaucoup à sa maîtrise du rapport de force qui lui permet d’anticiper les bouleversements et de recomposer le paysage politique autour de lui. A chaque élection, il réadapte son discours. Pro-européen et libéral en 2002, allié à Gülen contre les militaires en 2007, réconcilié avec les islamistes en 2011, puis associé avec les nationalistes contre Gülen en 2015, Erdogan parvient à transformer toutes les élections, qu’elles soient municipales, législatives ou présidentielle, en plébiscite personnel. 2018 n’échappera pas à la règle. Le débat public durant cette campagne se réduit à deux mots, tamam ou devam, « assez » ou « continue ». Erdogan, qui a lui-même lancé le mot d’ordre, repris sur les réseaux sociaux, peut en tirer profit.
L’ARME DES RÉFUGIÉS SYRIENS
L’autre grande force du « reis » est sa capacité à exploiter les faiblesses de ses adversaires, en interne comme sur la scène internationale. Lorsqu’il détecte une faille, il s’y engouffre et pilonne. Dans ses négociations, les faiblesses politiques ou stratégiques de l’Europe, comme sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie, sont autant de leviers pour le président turc. Le 13 juin, il a inauguré le Trans-Anatolian Pipeline, un nouveau corridor qui reliera les gisements azerbaïdjanais de Bakou à l’Italie, présenté comme une alternative à la voie russe. « La sécurité de l’approvisionnement énergétique de l’Europe passe par la Turquie », a insisté Berat Albayrak, ministre turc de l’Energie et gendre d’Erdogan, au cours de la cérémonie. L’Europe se montre divisée sur la crise des migrants, alors que la Turquie a accueilli plus de trois millions de réfugiés syriens ? Erdogan en fait une arme et il obtient le 18 mars 2016, à Bruxelles, une enveloppe de 6 milliards d’euros contre la promesse de jouer les garde-frontières de l’Europe Ce qui ne l’empêchera pas ensuite de menacer de rompre cet accord à tout instant. Les Occidentaux sont paralysés par la question du retour des djihadistes ? Il se rend indispensable dans la coopération en matière de renseignement, tout en mettant dans la balance son propre agenda « antiterroriste » : la lutte contre le PKK et contre les partisans de Fethullah Gülen. Les Etats-Unis et la France sont empêtrés dans leurs contradictions syriennes ? Alliés d’Ankara au sein de l’Otan, ils ont préféré s’appuyer sur le PKK pour chasser Daech de la ville de Raqqa. Mais ils ont laissé la Turquie lancer ses troupes sur la ville kurde syrienne d’Afrin, en janvier, puis menacer la bourgade de Manbij. Au final, Erdogan a fait respecter sa propre « ligne rouge » en faisant reculer les Kurdes à l’est de l’Euphrate, grâce à un accord négocié avec Washington début juin. Dans les Balkans aussi, l’influence turque prospère sur les frustrations provoquées par l’isolement de la région et par l’absence d’un plan européen d’intégration. Interdit de meeting en Europe occidentale, le candidat à sa propre succession a lancé sa campagne par un grand rassemblement à Sarajevo, où il a été accueilli en « sultan ». « Nos signaux contradictoires ont nourri la rhétorique islamiste et nationaliste de la Turquie, estime Cem Ôzde- mir, le leader des Verts allemands, ancien fervent partisan de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Erdogan peut ensuite clamer : “Regardez, l’Europe a un double discours!’ Nous avons fait le jeu d’Erdogan, finalement. Nous l’avons incité à choisir une autre voie que celle du rapprochement avec l’Union. Nous l’avons poussé à se retrancher dans le nationalisme, l’islamisme et l’autoritarisme. Nous avons été le révélateur de Terdoganisme. »
Malgré sa longévité, l’ancien maire d’Istanbul, Premier ministre puis président de la République depuis 2014, n’est pas toujours pris au sérieux par ses interlocuteurs dans les sommets internationaux. Ce fut le cas d’Emmanuel Macron qui a reçu son homologue turc à l’Elysée début janvier, sans prendre la mesure des enjeux de cette visite. Souvent considéré avec condescendance comme un « despote moyen-oriental », ou comme un potentat capricieux,
Erdogan est avant tout le prototype du dirigeant autoritaire du xxi6 siècle. Un modèle désormais très en vogue, y compris dans le monde occidental depuis l’élection de Donald Trump. Sa méthode est un mélange d’instinct, d’audace, de mensonge et de brutalité. Il surprend, désoriente et renverse la table, qu’il s’agisse de diplomatie ou de politique monétaire. Il joue sur tous les tableaux en même temps et assume son pragmatisme décomplexé. Avec l’Europe, la Russie, Israël ou encore avec l’Iran, il souffle le chaud et le froid sans qu’on puisse y trouver une véritable logique.
L’autre écueil à éviter pour comprendre la complexité du personnage d’Erdogan est de le réduire à sa religion ou à son courant de pensée supposé. Pour les uns, tout s’expliquerait par son « islamisme ». Pour d’autres, il incarnerait le réveil « du monde musulman » sur la scène internationale. Erdogan appartient, bien sûr, par sa culture et sa formation, à la mouvance islamiste. Il est indéniablement le produit de l’islam politique turc fondé par Necmettin Erbakan, son mentor, et l’incarnation de la revanche des conservateurs anatoliens marginalisés pendant des décennies par les « laïques » kémalistes. Erdogan fut dans sa jeunesse, « un militant islamiste enflammé », antisémite et antioccidental. Mais il est d’abord un pragmatique, sa ligne est celle qui lui permet de gagner.
LE CIMENT DU NATIONALISME
La religion est pour lui un instrument comme un autre. Dès les années 1990, il « trahit » son maître Erbakan en le mettant en minorité au sein de son propre parti et le ringardise Erdogan se fait tour à tour libéral et pro-européen, puis autoritaire et nationaliste... Depuis 2015, c’est avant tout ce nationalisme turc qui lui sert de ciment. U a repris à son compte les vieux slogans de l’extrême droite -.« Une patrie, un drapeau, un Etat. » Dans l’adversité, le repli identitaire et le complotisme anti-occidental ont même permis à Erdogan de conforter son assise électorale. Cette rhétorique est apparue pendant les émeutes de Taksim en 2013 provoquées par un mystérieux « lobby du taux d’intérêt », et n’a fait que s’accentuer au fil du temps, dans la presse et dans le discours politique.
Erdogan rassemble aujourd’hui ses supporters autour du rejet de l’Europe et de l’Occident, accusés de toutes les conspirations. Il menace les capitales européennes d’un choc des civilisations entre « la Croix et le Croissant », si elles n’obtempèrent pas à ses injonctions. Il vante la coopération avec la Russie de Vladimir Poutine et menace ses alliés de l’Otan. En interne, il a noué une alliance avec la mouvance nationaliste « eurasiste » et pro-russe de Dogu Perinçek pour reprendre le contrôle de l’appareil d’Etat et faire la chasse aux gülénistes. S’il remporte les élections le 24 juin ou le 8 juillet, date du second tour de la présidentielle, et s’installe à la tête de son régime hyperprésidentiel, le monarque absolu de la République turque pourra tranquillement préparer les élections de 2023, l’année du centenaire de la fondation du pays par Mustafa Kemal. Il évincerait alors symboliquement son célèbre prédécesseur dans l’histoire. A moins qu’il ne prenne, une nouvelle fois, tout le monde par surprise ■
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Ils ne sont plus kurdes, islamistes ou kémalistes. Désormais, ils sont pour ou contre Erdogan, pour ou contre la démocratie. Terriblement clivant, le leader turc exacerbe les tensions. Reportage
De notre envoyée spéciale à Istanbul CÉLINE LUSSATO
Les sonos concurrentes des partis politiques plongent les tympans des Stambouliotes dans une cacophonie tonitruante. A la sortie de l’embarcadère, sur la rive asiatique du Bosphore, l’ambiance est apparemment festive. Sous le soleil printanier, chaque parti a installé son kiosque et ses fanions colorés en vue des prochains scrutins. Le 24 juin, les Turcs renouvelleront leur Parlement et désigneront un président aux pouvoirs considérablement élaigis depuis la réforme constitutionnelle de 2017. Mais derrière les couleurs vives et les sourires des militants, deux camps ennemis s’affrontent dans cette campagne, reflet du nouveau visage de la Turquie. Car bien plus que tout autre clivage, qu’il soit religieux, ethnique ou sociétal, c’est ce nom, Recep Tayyip Erdogan, qui déchire désormais la société.
A Usküdar, un des trente-neuf districts d’Istanbul, accolé au local d’information de la mairie, le stand du parti au pouvoir a poussé le volume au maximum. Quelques grands-mères agitent des drapeaux arborant le portrait de leur leader bien-aimé. Tracts du Parti de la Justice et du Développement (AKP), affiches, tout y est Sinan Ayazoglu a 30 ans. Il dirige une sous-section locale du parti. Le jeune homme qui se rêve acteur est impatient à l’idée de défendre son président. «Nous n’avons jamais été plus enthousiastes de toute notre histoire », se vante-t-il. «L’AKP est au pouvoir depuis seize ans, une stabilité bénéfique qu’il faut encore renforcer », martèle avec conviction le militant qui assure que l’AKP et son « reis », son chef, n’obtiendront pas moins de 60% des voix aux prochains scrutins. Il porte aux nues Erdogan, un homme qui « œuvre à la paix dans le monde et défend les opprimés ». Quant à la coalition d’opposition, « ils ne peuvent rien faire, ils sont tous accusés de complicité de terrorisme, personne ne votera pour eux ». Depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, ces dénonciations calomnieuses sont devenues l’argument clé des tenants du pouvoir en place. Les purges qui ont envoyé plus de 50000 personnes derrière les barreaux et ont mis au chômage plus de 150000 fonctionnaires ont touché prioritairement les partisans de Fethullah Gülen, l’imam accusé d’avoir fomenté la tentative de putsch. Puis elles ont muselé à peu près tout ce que la Turquie compte d’opposants ou de voix indépendantes, les uns après les autres.
Alignés le long du quai où les vapur avalent et rejettent toute la journée les milliers de passagers traversant le Bosphore, les stands des anti-Erdogan arborent eux aussi fièrement leurs couleurs. Car les partis d’opposition, surmontant leurs différends pro- fonds, ont réussi à conclure un accord de coalition destiné à « préserver la démocratie ». Entendez, « dégager Erdogan ».
Devant le stand rouge et blanc marqué des lettres Parti républicain du Peuple (CHP), le député du parti kémaliste, Mahmut Tanal, aborde les passants. L’élu dénonce le climat de peur dans lequel se déroulent ces élections. « Même nos électeurs craignent d’être accusés de terrorisme en votant pour nous », réprouve l’élu. « Je reçois des menaces de mort. En réponse, les autorités m’ont délivré un permis de port d’arme, s’in- digne-t-il en sortant une carte de son portefeuille. Mais je n’ai que faire de ce bout de papier, je suis contre les armes à feu! » L’édile énumère les obstacles auxquels se heurte aujourd’hui l’exercice démocratique : utilisation des moyens de l’Etat pour la campagne, médias aux mains des proches du pouvoir, attaques contre leurs kiosques, emprisonnements, renouvellement pour la septième fois de l’état d’urgence... « L’antidote contre la terreur, c’est les libertés, l’Etat de droit, la démocratie. Ce sont ces valeurs que nous défendons contre la dictature. »
A quelques pas, le ton est tout aussi offensif au stand du nationaliste et très droitier IYI Parti. Mehmet Keskin, président de la section d’Usküdar, ne mâche pas ses mots : « LAKP a créé un empire de la peur. La société turque est diverse mais les gens ne vivaient pas en opposition. Aujourd’hui, elle est polarisée entre partisans et adversaires d’Erdogan. » Même le parti islamiste Saadet se bat contre le parti présidentiel. « On ne veut pas vivre un islam qui nous serait imposé, affirme le candidat à la députation Ali Sariahmet, personne n’a combattu plus que nous pour les libertés et nous continuerons. » « La polarisation sociologique habituelle a évolué », confirme le journaliste et politologue Ali Bayramoglu. Ville, campagne, Kurdes, Turcs, islamistes, laïques... les repères volent en éclats. «Le mécontentement s’étend jusqu’aux milieux conservateurs éduqués », décrit-il, conseillant de se plonger dans les colonnes du quotidien « Karar » où les voix dissidentes de l’AKP ont trouvé un moyen de s’exprimer. Selon lui, « l’emprisonnement dans les identités culturelles se fissure. Les sondages vont tomber sur la tête ».
En personnifiant le pouvoir à l’extrême, le président a tout fait pour galvaniser ses partisans. Mais il a par-là même enflammé ses détracteurs. Dernière étincelle en date le 8 mai dernier. Lors d’un meeting le chef de l’Etat lance à la foule : « C’est ma nation qui m’a porté à [...] la présidence. Si un jour ma nation me dit “ça suffit” [tamam], alors je me retirerai. » Immédiatement, les réseaux sociaux s’embrasent, « #tamam » prend la tête des mots-dièses les plus utilisés en Turquie, largement devant le « #devam » (encore) des supporters de l’AKP.
Unir en une coalition formelle des partis d’opposition dont les leaders ne s’adressaient pour ainsi dire pas la parole a en revanche demandé des efforts bien plus importants. Durant plusieurs semaines, des intellectuels de tout bord ont servi de cour- roies de transmission. Un travail acharné ! C’est finalement ce mot, « tamam », qui les a unis eux aussi. « Nous devons choisir entre la démocratie ou l’oppression, le pluralisme ou l’autoritarisme, le sécularisme ou l’islamisme, un environnement pacifique ou hostile. Voici l’équation. » A la terrasse d’un restaurant chic de Istinye Park, l’économiste Nesrin Nas ne cache pas avoir elle-même noué des contacts ces derniers mois avec des intellectuels de gauche qu’elle n’aurait jamais pensé croiser auparavant Pour elle, il est urgent de voir plus haut que les simples intérêts partisans. « Je suis heureuse qu’eux aussi l’aient compris. »
A l’AKP, on regarde cette coalition avec mépris. « Le peuple est conscient de leurs petits calculs, ils vont droit dans le mur », assure Abdurrahman Dilipak. Cet éditorialiste, idéologue islamiste proche d’Erdogan, ne voit dans l’électorat de l’opposition qu’un ramassis de « gülénistes et membres du PKK », le groupe armé kurde.
Il maintient donc son pronostic de victoire aux prochaines élections. Habituellement si sûr de lui, il se garde bien toutefois de prévoir un triomphe, évoquant plutôt une majorité de justesse. A-t-il conscience que la fracture s’étend bien au-delà de la frange politisée de la société ?
Alors que la nuit commence à tomber sur le quartier conservateur de Bagcilar, les familles prennent place tranquille- ment dans le petit square. Une entreprise de bâtiment locale offre un repas à tous pour l’Iftar, la rupture du jeûne de rama- dan. Des employés couvrent les tables de nappes marquées du logo de la municipalité. Ici, les habitants ont plébiscité la réforme constitutionnelle défendue par Recep Tayyip Erdogan lors du référendum l’année dernière. Encore aujourd’hui, le président est encensé pour son ancien mandat de maire d’Istanbul. Oznur a 65 ans. Elle vit dans ce quartier depuis l’âge de 9 ans. « Il n’y avait pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de transport non plus à l’époque. C’est lui qui nous a tout donné», raconte la grand-mère, repassant le discours traditionnel des défenseurs du président «Et il continue de développer le pays grâce au nouveau pont sur le Bosphore ou au projet d’un troisième aéroport », poursuit-elle, balayant les accusations portées contre son héros par ses détracteurs : « Les autres aussi emprisonnaient à l’époque, a-t-on oublié ? »
Sur une scène dressée dans le petit parc, le président de la section locale de l’AKP, en campagne, est venu souhaiter un bon mois de ramadan aux familles rassemblées autour de ce repas. Et rappeler l’échéance du 24 juin. Il sera le seul politique à s’exprimer.
Alors que chacun attend le signal du muezzin de la mosquée voisine pour ouvrir son plateau-repas, Melike, 20 ans, affirme qu’elle votera pour Erdogan. « Tous les autres sont pires : les Kurdes du HDP sont des terroristes, les kémalistes du CHP sont antireligieux et interdiront certainement le foulard à l’université.
Quant à Saadet, qui se prétend religieux, il s’est allié à eux, ça veut tout dire ! » Pour- tant, l’étudiante n’est pas sans nourrir quelques griefs envers le président. Plusieurs de ses connaissances ont été arrêtées « sans raison après le 15 juillet, accusées d’être “Fetô” », membres de la confrérie de Fethullah Gülen. Mais les abus d’un pouvoir qui emprisonne sans raison n’ont pas chassé l’aversion de Melike pour le camp adverse.
Au café culturel Nazim Hikmet, dans le secteur branché de Kadikôy, bastion du CHP, les électeurs de l’AKP se font en revanche plutôt rares. Mais, fini le vote d’adhésion, chacun analyse le scrutin à venir avec une seule idée en tête : faire tomber Erdogan. « Nous sommes contre l’AKP car nous souhaitons rester libres », affirme Burak. Cet ingénieur de 28 ans venu boire quelques bières avec un ami ne se sent plus en sécurité dans son pays. N’a-t-il pas demandé notre carte de presse française avant d’accepter de nous parler ? Bien qu’issu d’un milieu «plutôt conservateur et pro-AKP » il votera pour le candidat CHP à la présidentielle. « Il faut que Muharrem Ince soit face à Erdogan au second tour, car le scrutin se jouera sur le vote des Kurdes. Or ils ne voteront certainement pas pour Aksener », estime-t-il. La chef de fil du « Bon parti », issue de la formation nationaliste MHP, fut ministre de l’Intérieur en 1997 dans un climat de violence dans le Sud-Est à majorité kurde. Difficile, donc, pour ces derniers, de lui donner leur voix. Pourtant, la haine d’Erdogan parvient même à faire oublier à certains ce passé douloureux. Ozgur est élève infirmière. Originaire de Tunceli, qu’elle désigne par son nom kurde « Dersim », la jeune femme de 21 ans, proche du parti pro-kurde HDP, se dit elle aussi prête à un vote « contre-nature » : « Je voterai pour Aksener au second tour si elle est face à Erdogan. La violence est insupportable dans nos régions. Nous devons l’empêcher de pérenniser son sultanat. »
Situation sécuritaire, annonces de victoires ou défaites militaires, fraudes... tout peut influer sur le résultat des élections du 24 juin. Mais, que l’AKP obtienne ou non une majorité au Parlement, qu’Erdogan soit confronté ou non à un second tour à la présidentielle, ce sont deux Turquie qui, désormais, se défient. ■
"NOUS DEVONS CHOISIR ENTRE LE PLURALISME DU L'AUTORITARISME, VOICI LÉOUATIDN”
NESAIN NAS. ÉCONOMISTE
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Par GUILLAUME PERRIER
Politique, religion, éducation... Des relais communautaires puissants ont tissé leur toile dans l’Hexagone. Présents sur le Net et dans les mosquées, ils diffusent la propagande d’Erdogan et traquent ses opposants. Enquête
La scène se passe dans le hall 5 du parc des expositions de Mantes-la-Jolie, un samedi matin du mois de mai. L’Association des Parents d’Elèves turcs de la région mantoise organise une célébration de la Fête de la Sou- veraineté nationale et des Enfants, en souvenir de la première grande Assemblée nationale à Ankara, en 1920. Cette kermesse familiale est soutenue par la ville, le département des Yvelines et son service d’action sociale. Des enfants de 7 à 10 ans en treillis militaire montent sur scène d’un pas cadencé en faisant le salut martial. Et hurlent à tue-tête leur amour de la mère-patrie devant un portrait de Mustafa Kemal Atatürk. «Je suis turc, je suis droit, je suis travailleur. Mon principe est de protéger mes cadets, de respecter mes aînés. Aimer ma patrie, ma nation, plus que ma propre personne... » Un serment avec salut au drapeau. En Autriche, un spectacle semblable organisé dans une mosquée où des enfants en tenue militaire étaient enroulés dans des drapeaux turcs pour reproduire les funérailles des « martyrs » a provoqué un scandale.
A Mantes, les parents applaudissent, ravis. « En Turquie, on n’accepte pas la trahison », lâche Hülya Sahin, la vice-présidente de l’association. Cette femme de 45 ans qui porte le voile et admet sans peine son admiration pour le président turc est une proche du Conseil pour la Justice, l’Egalité et la Paix (Cojep), également partenaire du spectacle. Elle a été en 2017 candidate aux élections législatives à Mantes-la-Jolie, sous l’étiquette du Parti Egalité Justice, un micro-parti proche de l’AKP, implanté dans toute la France, fondé et animé par des proches du Cojep.
Cette organisation communautaire, née en 1992 sur les terres électorales de Jean-Pierre Chevènement à Belfort autour de quelques islamistes et nationalistes turcs, est solidement représentée dans l’est de la France. Elle constitue un relais naturel pour l’AKP, à Strasbourg; son siège, et dans la région lyonnaise, où se trouvent les principaux foyers de la communauté turque. Le président de Cojep, Ali Gedikoglu, est l’un des chefs de file de la mouvance pro-Erdogan en France, même s’il s’en défend maladroitement « Erdogan est le Mandela du XXI siècle, s’est-il exclamé en mai après avoir été mis en cause par ‘le Point”. Malgré toutes les attaques dont il est la cible, la victoire lui reviendra tôt ou tard. » Gedikoglu ne cache pas sa proximité avec Mevlüt Cavusoglu, ministre des Affaires étrangères, qui fut président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à Strasbourg. Ses diatribes politiques diffusées sur les réseaux sociaux laissent peu de doute sur son engagement politique Dans une vidéo enregistrée en 2016, il s’en prend à quatre personnalités franco-turques, dont l’intellectuel Ahmet Insel, les qualifiant de «parasites ».
Une plainte a été déposée pour incitation à la violence en janvier 2017 et finalement, le 28 mai dernier, Ali Gedikoglu a été entendu par une juge d’instruction parisienne et mis en examen. «Il y a eu tant de précédents passés sous silence que personne n’y croyait plus », se félicite un proche du dossier.
L’agenda politique du Cojep, même si ses membres ne veulent pas le reconnaître, est aligné sur Ankara. Manifestations contre le terrorisme du PKK, contre « l’organisation terroriste de Fethullah Gülen »... En janvier, les nationalistes pro-Erdogan se sont mobilisés pour faire interdire par les préfets les rassemblements kurdes de soutien à Afrin. Le 20 juin, ils ont rendez-vous devant le palais de justice de Strasbourg pour « défendre la liberté d’expression ». Ahmet B., un jeune Strasbourgeois proche du Cojep, est convoqué ce jour-là par la justice pour avoir menacé dans un café en Alsace Can Dündar, ancien rédacteur en chef de « Cumhuriyet » condamné en Turquie et en exil. « Vous êtes le traître à la patrie Can Dündar ? », lui a-t-il lancé en se filmant avec son téléphone avant de diffuser la vidéo en ligne. Internet est devenu un vaste terrain de jeu pour les soutiens acharnés d’Erdogan en France. Les réseaux sociaux servent de caisse de résonance aux activistes pro-AKP pour harceler opposants et journalistes. Tout comme les sites de « réinformation » créés en relais des médias officiels turcs, tels que Medyaturk ou Red’Action. Sur la page Facebook du premier, lié au Cojep, on appelle à la mobilisation pour soutenir Ahmet B. et punir « les traîtres ». « Quelqu’un peut pas lui tirer une balle dans la tête ? Ni vu ni connu », suggère Refika, une mère de famille.
La Cojep et ses militants - certains devenus diplomates, journalistes pour l’agence Anadolu ou encore responsables religieux - ne sont pas le seul levier dont dispose Erdogan pour encadrer sa diaspora. L’enjeu est de taille. Avec plus de 3 millions d’électeurs en Europe, qui votent peu mais en majorité pour l’AKP, il dispose d’une importante réserve de voix. Créée en 2005 comme le prolongement de l’AKP en Europe, l’Union des Démocrates turcs européens est le principal relais d’Erdogan. Son président, Zafer Sirakaya, sera candidat à un siège de député le 24 juin. La branche française de cette structure a été fondée par Ahmet Ogras, un agent de voyages franco-turc, proche du « reis », qui était au centre des manifestations turques « contre les lobbys arméniens » devant l’Assemblée nationale et le Sénat en 2017. Depuis un an, Ogras dirige le Conseil français du Culte musulman (CFCM). Ce fils d’un responsable de mosquée dans le Loir-et-Cher a reçu un enseignement coranique grâce à un imam détaché en France par le Diyanet, la puissante administration des cultes à Ankara. Ce système permet à la Turquie de disposer de 150 imams fonctionnaires dans les mosquées en France, le plus gros contingent étranger. Les Turcs forment le réseau de lieux de culte le plus dynamique, avec au moins 450 mosquées, la plupart gérées par le Diyanet et sa branche locale, Ditib.
Certains Franco-Turcs ne se hasardent plus à fréquenter ces mosquées devenues « des relais de la politique d’Erdogan », selon l’ancien responsable des cultes au ministère de l’Intérieur Bernard Godard. « Ce sont des repaires militants, des imams propagent des messages de haine contre les “ennemis de la nation”. Je préfère aller dans un lieu de culte maghrébin ou faire ma prière chez moi », témoigne Mehmet, un entrepreneur de la région parisienne, sympathisant de la confrérie Gülen. Après la tentative de putsch en juillet 2016, les mosquées turques de France se sont fait l’écho de l’atmosphère qui régnait au pays : chasse aux « traîtres » et aux « terroristes », appels à la délation... A la Ditib, on assure que tout message politique dans un lieu de culte est impensable. Même si à Strasbourg par exemple, la branche locale de l’administration religieuse est dirigée par Saban Kiper, ex-conseiller municipal (PS) à la mairie et cadre du Cojep. C’est au Cojep qu’il a reçu, début juin Marwan Muhammad, le dirigeant du Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF), qui a entrepris une « consultation nationale des musulmans de France ».
Les amitiés politiques des supporters de l’AKP en France sont éclectiques et parfois surprenantes. L’un des plus fervents défenseurs du « reis » est le pianiste Stéphane Blet, vice-président de l’Alliance France-Turquie, qui se vante de nombreuses amitiés politiques et médiatiques en Turquie. Au piano, il joue pour la Palestine ou « pour soutenir l’opération Rameau d’Olivier contre Afrin ». Sur les réseaux sociaux, il mène une campagne acharnée en faveur d’Erdogan et affiche ses liens avec les membres du Cojep et la rédactrice en chef de Red’Action. Mais aussi avec le ban et l’arrière-ban de l’extrême droite : néonazis, identitaires et antisémites. Il pose avec Bruno Gollnisch, Alain Soral, Dieudonné, Serge Ayoub ou le directeur du journal « Rivarol »... Une partie de la « facho- sphère » française voit ainsi en Erdogan un « patriote qui tient tête aux lobbys juifs », à l’instar du Hongrois Viktor Orbàn ou de Vladimir Poutine. Pour le pianiste, une seule cause à l’islamophobie dont Erdogan et les Turcs seraient victimes : la « dictature sioniste » que serait devenue la France. ■
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Condamné à la prison à vie, l’écrivain Ahmet Altan nous a écrit depuis sa cellule. A la veille des élections du 24 juin, il veut croire à l'instinct de survie de la société turque”, face à la répression du régime
Propos recueillis par GUILLAUME PERRIER
Six cent trente jours. Six cent quarante jours... Avec le temps qui passe, le décompte est de moins en moins précis. Depuis le 10 septembre 2016, date de son arrestation à l’aube, à Istanbul, le romancier et journaliste Ahmet Altan, âgé de 68 ans, croupit en prison. Il est enfermé « dans le bâtiment numéro 9 de la prison de Silivri », une véritable cité pénitentiaire située en rase campagne à l’ouest d’Istanbul, où sont rassemblés bon nombre de détenus poli- tiques et de criminels. «Je suis au rez-de-chaussée. Dans ce bâti- ment, vivent les généraux putschistes, les tueurs en série et les terroristes qui ont commis des massacres. Les règles y sont plus strictes. Mon secteur est réservé aux prisonniers politiques. Et ma cellule, partagée avec deux autres détenus, mesure six pas de long sur quatre de large », nous raconte-t-il. Au mois de février, Ahmet Altan, son frère Mehmet et la journaliste Nazli Ilicak ont été condamnés à une peine de réclusion à perpétuité pour avoir tenté de « renverser l’ordre constitutionnel ou avoir cherché à le remplacer par un autre ordre ou avoir entravé son fonctionnement pratique au moyen de la force et de la violence ». Une accusation qui repose essentiellement sur de prétendus « messages subliminaux », envoyés par les frères Altan au cours d’émissions de télévision, annonciateurs, selon la justice, de la tentative de putsch du 15 juillet 2016. « La cour m’a condamné à ne plus jamais voir le jour et à mourir en prison. Face à une telle situation, je ne sais pas de quoi sera fait l’avenir. Il est possible que je meure en prison, mais aussi que je sois libéré prochainement. En tout cas, je suis prêt au pire tout en ne renonçant pas à espérer le meilleur », nous écrit-il.
Grande figure du journalisme et de la résistance intellectuelle en Turquie, comme son père Cetin Altan décédé en 2015, Ahmet Altan a suivi et commenté toutes les périodes électorales turques depuis plusieurs décennies. Il fut le rédacteur en chef du quotidien « Taraf » fondé en 2007 et fermé par décret présidentiel après la tentative de putsch de l’été 2016. Le journal a été accusé de liens avec la confrérie de Fethullah Gülen - ce vaste mouvement islamiste aux contours flous, accusé de terrorisme par Erdogan. Cette fois, c’est dans son huis clos carcéral que résonnent les échos de la campagne. « Toutes les personnes incarcérées ici suivent la politique de très près. Nous avons de longues discussions avec mes codétenus. Nous regardons les chaînes de télévision autorisées par la direction de la prison, sur un petit écran dans notre cellule. Nous recevons les journaux le matin à 10 heures. Et nous arrivons à imaginer de nombreux événements avant qu’ils ne sur- viennent », s’amuse-t-il.
Pour Ahmet Altan, la fin d’Erdogan est proche, son pouvoir autoritaire ne peut pas durer. « L’opposition classique entre conservateurs et modernes, entre religieux et laïcs est dépassée. Après le 15 juillet 2016, Erdogan a piétiné l’Etat de droit avec une telle violence que cela a fait dérailler l’économie et fracturé sa base conservatrice nationaliste », juge-t-il. « Le calcul d’Erdogan était simple : "Deux tiers de la Turquie sont conservateurs et nationalistes, une fois leur vote assuré, je gagne- rai toutes les élections.” Mais on voit que ce calcul ne marchera pas cette fois-ci. Inquiète de l’effondrement de l’économie et de la violence qui n’a cessé de se répandre, une partie des conservateurs s’est mise à soutenir l’opposition qui a promis un retour à l’Etat de droit. » Le romancier estime même que « le projet autocratique d’Erdogan s’est écroulé ».
L’élection présidentielle du 24 juin peut-elle rebattre les cartes ? Pour Altan, l’incertitude domine et Erdogan pourrait être contraint de disputer un second tour le 8 juillet « Mais concernant les législatives, je pense que c’est l’opposition qui va gagner. Tous les candidats hormis Erdogan promettent la démocratie et la justice, écrit-il. Parmi eux, Muharrem Ince [le candidat du parti kémaliste CHP, centre-gauche, NDLR] est celui qui a le plus de chances. Il a fait un geste très important pour la paix en visitant Selahattin Demirtas, le leader kurde, en prison. Meral Aksener [candidate nationaliste du parti IYI] devra prendre des votes à Erdogan. Quant à Demirtas, se trouve dans une position inédite. Il mène sa campagne depuis la prison où il est injustement incarcéré. Il est certain qu’il ne sera pas élu lors de cette élection, mais il est aussi clair qu’il a tout le potentiel pour devenir un jour le premier président kurde du pays. » Erdogan pourrait aussi s’accrocher à son projet de régime hyperprésidentiel et passer en force, comme il l’a déjà fait en 2015 et en 2017. Mais ce sera plus difficile cette fois-ci. « Qu’il gagne ou qu’il perde les élections, Erdogan a échoué. Il ne deviendra jamais un leader historique, mais il ne sera jamais un dictateur non plus.
Il s’est condamné à l’échec. C’est lui qui a dirigé la Turquie depuis quinze ans et le pays est aujourd’hui au bord de la faillite, estime Ahmet Altan. L’économie turque est en chute libre comme un avion en attendant le crash. Le peuple s’appauvrit. Toutes les institutions se sont écroulées. Cette situation extraordinaire- ment dangereuse a fini par déclencher l’instinct de survie de la société. Du coup, l’op- position se renforce. La logique autoritaire perd du soutien. [...] Si Erdogan s’obstine dans l’autoritarisme et se bagarre avec le monde entier, il y aura un tel effondrement économique qu’il devra avant tout faire face à la réaction de son propre camp. Erdogan devra donc redresser l’économie s’il veut continuer à faire de la poli- tique. Et cela n’est possible qu’en renonçant à son rêve de devenir un dictateur et en retournant à l’Etat de droit. » A condition de libérer tous les prisonniers politiques, dont les frères Altan font partie.
L’écrivain stambouliote, avec d’autres intellectuels turcs « libéraux », avait soutenu la première période de réformes d’Erdogan dans les années 2000, dans l’espoir de voir la Turquie se rapprocher des standards européens et mettre au pas l’armée jusqu’alors toute-puissante. Une occasion manquée à tous les niveaux. « Erdogan est le héros d’une tragédie turque.
Le destin lui a offert une immense opportunité. Celle de pouvoir instaurer un pont de paix entre l’Occident et l’Orient, entre musulmans et chrétiens... Il était chargé de réconcilier Turcs et Kurdes, défaire de la Turquie une région de paix entre l’Europe et le Moyen- Orient, contribuant ainsi à rendre l’une et l’autre plus sûrs. Pendant un bon moment, il a vraiment marché dans cette direction. Son portrait apparaissait dans la galerie des “grands leaders” de l’histoire. Mais brusquement, il a changé de direction. Il a lui-même effacé son portrait de la galerie de l’histoire, il a éteint sa propre étoile. Tout cela pour devenir finalement un dictateur du Moyen-Orient banal et anodin. Erdogan a choisi d’être craint plutôt que d’être respecté. » Avant de conclure. « Il est coincé de tous les côtés, j’ai de l’espoir pour la Turquie. Une nouvelle époque va s’ouvrir car nous avons appris, tous ensemble et tout en payant un prix très lourd, que la dictature ne pourra pas fonctionner dans ce pays. » ■
Ahmet Altan, “JE SUIS PRÊT AU PIRE TOUT EN NE RENONÇANT PAS AU MEILLEUR”