Alliance: Ilham Aliyev (à dr.), le dictateur d'Azerbaidjan, reçoit Recep Tayyip Erdogan à Bakou, en février dernier.
Réislamisation. Recep Tayyip Erdogan (au micro) inaugure, le 24 juillet, la première prière à Sainte-Sophie, redevenue mosquée par la volonté du président turc.
Le Point | n° 2511 du 8 octobre 2020 | Par Gabriel Détrie
Haut-Karabakh. Le président turc profite de la guerre Azerbaïdjan-Arménie pour raffermir son pouvoir.
La tour de Galata, à Istanbul, s’est illuminée la première aux couleurs du drapeau de l’Azerbaïdjan, imitée par d’autres monuments à travers la Turquie. À Ankara, ce sont les tours jumelles de l’Union des chambres et des Bourses de commerce qui ont arboré les cou leurs turques et azerbaïdjanaises, en signe de l’indéfectible solidarité entre les « frères » de sang. Le slogan « Deux États, une nation», qui célèbre le lien entre les deux pays turcophones, est sur toutes les lèvres. La presse turque sonne la charge : pour le quotidien proErdogan Sabah, « l’Azerbaïdjan écrit l’Histoire ». Le déclenchement le 27 septembre par Bakou, avec le soutien d’Ankara, d’une offensive pour reprendre la région séparatiste du Haut-Karabakh, majoritairement arménienne, a provoqué une nouvelle poussée de fureur en Turquie. « Erdogan utilise toutes les occasions qui se présentent pour flatter le nationalisme turc qui a infusé dans la société depuis plus d’un siècle. La Syrie, la Grèce, maintenant l’Arménie… Cela entre bien en résonance avec la sensibilité et la mémoire collective du peuple turc depuis 1915 », estime le professeur de sciences politiques à la retraite Baskin Oran. Désormais engagé militairement sur cinq fronts extérieurs – Libye, Méditerranée orientale, Syrie, Irak et Azerbaïdjan – et en guerre totale contre les « ennemis de l’intérieur » – les minorités non musulmanes, les Kurdes, l’opposition –, le président turc s’appuie sur une alliance avec les forces ultranationalistes.
« Le véritable ciment de la nation turque, c’est le nationalisme, pas la religion. »
Umut Özkirimli, politologue.
Non sans conséquences sur ses choix stratégiques. « Erdogan n’a qu’un seul but, rester au pouvoir. Car, depuis les affaires de corruption de décembre 2013 [une enquête judiciaire qui a éclaboussé son entourage proche avant d’être aussitôt refermée, NDLR], il ne peut plus se permettre de tomber. C’est pourquoi il ne peut pas se passer des nationalistes », poursuit Baskin Oran. « Il n’a pas d’autre option pour continuer à diriger le pays, acquiesce le politologue Umut Özkirimli, chercheur associé au Centre pour les affaires internationales de Barcelone et spécialiste du nationalisme turc. Cela lui garantit une base de soutien solide. » « Le véritable ciment de la nation turque, c’est le nationalisme, pas la religion. Il y a une unité autour de ces valeurs », ajoute-t-il.
Les minorités courbent l’échine. Les députés de l’Assemblée nationale en ont offert une confirmation éclatante. Le 28 septembre, les quatre partis de la majorité et de l’opposition – le parti prokurde en était exclu – ont signé une déclaration pour « condamner de la manière la plus forte les forces arméniennes pour avoir rompu le cessez-le-feu au Haut-Karabakh et violé le droit international en attaquant des civils et des cibles militaires ». Comme au plus fort de la crise avec la Grèce, il y a quelques semaines, l’opposition kémaliste et le pouvoir islamo-nationaliste scellent l’union sacrée. « À chaque fois qu’il apparaît en difficulté, Erdo gan recrée le consensus autour du drapeau et du nationalisme », juge Umut Özkirimli.
Et cela fonctionne. Un sondage publié par l’institut Metropoll dé but octobre montre que 52 % des Turcs se disent satisfaits de l’action du président, contre 47 % un mois plus tôt. Dans une telle atmosphère d’hostilité, les minorités courbent l’échine et se murent dans le silence. « Chaque jour, un discours antiarménien vient jeter de l’huile sur le feu, estime Yetvart Danzikyan, rédacteur en chef d’Agos, l’hebdomadaire turco-arménien d’Istanbul. Il y a une volonté délibérée d’exciter les plus fanatiques. Les minorités se sentent une nouvelle fois en danger. » Le siège du journal, devant lequel son fondateur, Hrant Dink, a été assassiné en 2007 de trois balles dans la tête par un jeune nationaliste, s’est de nouveau barricadé. La police a renforcé la sécurité, précise le journaliste sans être pour autant rassuré, car le danger vient souvent de l’intérieur de l’État.
À l’annonce des premières percées des troupes azerbaïdjanaises, des cortèges de manifestants ont défilé dans les rues des quartiers historiques d’Istanbul. À Kumkapi, ils sont allés hurler des slogans nationalistes sous les fenêtres du Patriarcat arménien, agitant des drapeaux et faisant de la main le signe des Loups gris, une sorte de salut fasciste formant avec les doigts une tête de loup. De quoi terroriser les immigrés d’Arménie, qui sont plusieurs milliers à travailler à Istanbul. Le lendemain, même spectacle dans les anciens quartiers grec et juif, Fener et Balat. « Il y a, depuis toujours, une histoire de violences et de discriminations nationalistes contre les minorités non musulmanes, souligne Rober Koptas, ancien d’Agos et directeur d’une maison d’édition bilingue à Istanbul, Aras. Le pays est dans une situation critique, notamment à cause de l’économie. Cela rend les petites communautés plus vulnérables que jamais. La Turquie est notre pays natal mais on ne peut plus y être en sécurité, personne ne peut plus avoir confiance en la police ou la justice. Une nouvelle vague d’émigration est à craindre, regrette-t-il. Les Arméniens de Turquie, qui étaient plus de 2 millions avant le génocide de 1915, ne sont plus que 40 000 et, d’ici à vingt ans, prévient Koptas, l’extinction est à redouter. »
Instrumentalisation de l’Histoire. La fièvre nationaliste suscite les mêmes craintes au sein de la petite communauté grecque orthodoxe, les « Roums », qui vivent sur ces terres depuis plus de trois mille ans. Comme souvent, ils sont associés à la Grèce, avec laquelle la Turquie est de nouveau en conflit ouvert dans les eaux de la mer Égée. « Il y a toujours eu cette confusion entre religion et nationalité en Turquie, note Yorgos Istefanopoulos, directeur des associations grecques de Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul. Le nationalisme laisse penser qu’il faut être musulman pour être turc. Tant que vous vous revendiquez turc, tout va bien. Erdogan renoue avec ce nationalisme aujourd’hui parce que ses soutiens se font plus rares chaque jour. L’économie et l’État de droit sont en crise profonde. Dire cela fera de moi un traître à la patrie mais c’est la vérité », lâche ce doyen de l’université à la retraite, qui fait office de leader communautaire depuis une trentaine d’années.
En septembre, les miliciens Loups gris ont défilé au pas militaire à Izmir, l’ancienne Smyrne des Grecs, pour réclamer l’annexion du Dodécanèse, ce chapelet d’îles grecques situées à quelques encablures des côtes turques et qui se sont trouvées au cœur du contentieux maritime entre Ankara et Athènes, cet été. « Les Grecs doivent savoir que la grande nation turque n’hésitera pas à donner son sang et sa vie pour rétablir son droit historique sur les îles du Dodécanèse », a déclaré Ahmet Yigit Yildirim, le chef des « Foyers idéalistes ». L’instrumentalisation de l’Histoire par le pouvoir est aussi une constante de ces dernières années.
« En septembre 1955, des pogroms antichrétiens avaient ravagé le cœur européen d’Istanbul, tout le long de l’avenue Istiklal. Une rumeur avait couru qu’une bombe avait été déposée dans la maison natale de Mustafa Kemal Atatürk, à Salonique, devenue grecque. Les Grecs étaient encore plus de 100 000 en Turquie mais beaucoup ont émigré dans la décennie suivante », rappelle Yorgos Istefanopoulos. De cette communauté ne reste aujourd’hui autour du patriarche œcuménique Bartholomeos que 2000 âmes, vestiges d’une splendeur passée. Istanbul compte 84 églises grecques orthodoxes mais une pénurie de prêtres empêche de les ouvrir. Au nom de la laïcité kémaliste, la Turquie a fait fermer, en 1971, le séminaire de Halki où était formé le clergé orthodoxe.
Foule électrisée. Le coup de grâce à l’héritage grec a été porté par Recep Tayyip Erdogan en juil let avec la réislamisation de l’ancienne basilique chrétienne Sainte-Sophie. « Ayasofya », qui avait été convertie en mosquée par le sultan Mehmet II après la prise de Constantinople par les Otto mans en 1453, était devenue un musée, dans les années 1930, « offert à l’humanité » par Mustafa Kemal Atatürk. Après des décennies de revendications de la part des islamistes et des nationalistes, et alors qu’il s’y était toujours refusé, Erdogan a inversé ce décret. Le président turc, ancien d’un lycée de formation d’imams et de prédicateurs, a conduit lui-même la première prière, le 24 juillet, agenouillé sur un tapis bleu turquoise. Depuis, chaque vendredi, une foule électrisée vient y célébrer cette reconquête néo-ottomane. « Tout le monde craignait que cela finisse par arriver », soupire Yorgos Istefanopoulos. Dans la foulée, un autre joyau de l’héritage grec, l’église-musée Saint-Sauveurin-Chora, couverte de fresques uniques, a elle aussi été reconvertie en mosquée. Un « minbar » pour indiquer la direction de La Mecque et des rideaux pour cacher les peintures ont été installés. Sa consécration en mosquée est imminente.
« Les Grecs doivent savoir que la grande nation turque n’hésitera pas à donner sa vie pour rétablir son droit historique sur les îles du Dodécanèse. »
Ahmet Yigit Yildirim, leader nationaliste.
Cette radicalisation du pouvoir turc a, depuis longtemps, fait fuir ses anciens alliés démocrates ou libéraux, et les compagnons de route historiques d’Erdogan ont déserté l’AKP. L’ex-président, Abdullah Gül, s’est mis en retrait et égratigne régulièrement son ancien frère d’armes. Le théoricien de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu et Ali Babacan, l’homme de confiance longtemps chargé de l’économie, ont chacun créé leur parti dissident. Le « pacte des Loups », en vigueur depuis 2015, entraîne la Turquie dans une spirale expansionniste et nationaliste qui ne semble pas devoir faiblir. Le parti présidentiel AKP (Parti de la justice et du développement) est-il devenu dépendant des ultranationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) ? Ce mouvement d’inspiration néofasciste et militariste, qui prône l’unité des peuples de « race turque », fixe la ligne politique du moment. Une ligne antidémocratique, antikurde et xénophobe. À chaque fois, le palais surenchérit. La semaine dernière encore, Devlet Bahçeli, le leader des Loups gris, martèle qu’il faut supprimer la Cour constitutionnelle. Le lendemain, Erdogan l’approuve. La Haute Cour serait coupable à ses yeux d’avoir ordonné la remise en liberté de certains prisonniers politiques, comme le leader kurde Selahattin Demirtas, derrière les barreaux depuis quatre ans, ou le philanthrope Osman Kavala, accusé d’improbables complots. Toutes les faveurs semblent autorisées à Devlet Bahçeli. À sa demande, son ami de quarante ans, le parrain de la mafia Alaattin Cakici, baron de la drogue et du jeu, accusé de plus 40 assassinats – dont celui de sa femme –, auquel il avait rendu visite en prison, a été remis en liberté au début de cette année. Son prochain cheval de bataille : le rétablissement de la peine de mort.
En s’alliant avec les nationalistes, Erdogan a éteint tout espoir d’une solution à l’épineuse question kurde, qui déstabilise la Turquie depuis sa fondation. Adepte des méthodes expéditives, l’extrême droite promet de « noyer les terroristes dans leur propre sang ». Depuis la rupture du cessez-le-feu, en 2014, la guerre est totale contre la guérilla du PKK : dans l’est de la Turquie, dans le nord de la Syrie, où Ankara s’est installé avec l’appui de milices islamistes, et dans le nord de l’Irak, où les drones turcs et les forces spéciales contrôlent désormais les massifs montagneux. En Turquie, la répression ne faiblit pas contre la société civile et le parti prokurde HDP est systématiquement criminalisé. Outre son leader Demirtas, des dizaines de maires démocratiquement élus ont été emprisonnés, leurs municipalités placées sous tutelle. Dernier exemple en date, à Kars (Nord-Est), où le maire, Ayhan Bilgen, a été déchu de son mandat.
Eurasisme. Pour verrouiller les institutions, le président Erdogan n’a pas hésité à ressusciter « l’État profond ». Mise en sommeil, voire combattue autrefois, cette nébuleuse, qui associe les éléments les plus radicaux de l’armée, des forces de sécurité et de renseignement, les cellules de contre-guérilla et la pègre, s’est mise au service du Reis. L’ancien leader maoïste Dogu Perinçek, dirigeant du parti de la Patrie (Vatan Partisi), acteur de l’ombre de la politique turque depuis plus de quarante ans, en est le meilleur exemple. Emprisonné en 2008 pour son rôle dans l’affaire Ergenekon et sa participation présumée à des complots antigouvernementaux, il a ensuite été blanchi et réhabilité par Erdogan. Avec quelques généraux et amiraux à la retraite, il influence la stratégie militaire et diplomatique turque. La nouvelle doctrine de l’État, la Patrie bleue (Mavi Vatan), est omniprésente pour justifier l’expansionnisme et l’irrédentisme. Elle a été élaborée par les amiraux Cem Gürdeniz et Cihat Yayci, tous deux proches de cette mouvance. Ils sont les ambassadeurs en Turquie de l’eurasisme, un courant nationaliste antioccidental, favorable à une alliance avec la Russie et la Chine, plutôt qu’avec l’Otan. Une ligne qui ne semble pas devoir s’estomper.