Le 11 janvier 2014
Le 11 janvier, plus de 10 000 manifestants ont défilé à Paris pour protester contre l’assassinat de trois militantes kurdes dans la capitale, un an plus tôt. | citizenside.com/CITIZENSIDE/ANTHONY DEPERRAZ
Lemonde.fr | Par Guillaume Perrier
Les révélations se multiplient en Turquie, un an après l'assassinat de trois militantes kurdes, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Söylemez, le 9 janvier 2013 à Paris, et renforcent un peu plus la thèse d'un agent infiltré, en service commandé pour l'Etat turc.
Depuis un an, après ce qui apparaissait dès le départ comme un crime politique, commis au moment où le gouvernement turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) entamaient de périlleuses négociations, l'enquête semblait piétiner. Le tueur présumé, Ömer Güney, un jeune homme au profil mystérieux, continue de clamer son innocence.
Dimanche 12 janvier, premier coup de tonnerre, un enregistrement sonore était mis en ligne sur YouTube. Révélé par une personne affirmant être « un proche d'Ömer Güney », le document est une conversation de dix minutes entre un homme présenté comme Güney et deux de ses supérieurs hiérarchiques, qui seraient des officiers des services de renseignement turcs (MIT).
Les trois protagonistes y évoquent la « mission », passent en revue les cibles potentielles, citent même les noms de hauts responsables du mouvement kurde en Europe, détaillent le mode opératoire choisi, la fourniture d'armes et d'un téléphone crypté… Des précisions qui rendent crédible l'authenticité de cet enregistrement.
« Après avoir écouté cet enregistrement, nous pouvons affirmer avec certitude qu'il s'agit bien de la voix d'Ömer Güney, a réagi, lundi, la Fédération des associations kurdes de France (Feyka), proche du PKK. Parallèlement à sa publication, cet enregistrement nous a également été envoyé par mail. Nous avons transmis l'adresse e-mail de l'expéditeur, ainsi que toutes les autres informations en notre possession aux autorités chargées de l'instruction de cette affaire. »
Le ministre de la justice turc, Bekir Bozdag, a rejeté lundi tout lien entre cette affaire et le MIT, parlant de « campagne de dénigrement ». Les services turcs sont dirigés par Hakan Fidan, un très proche du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. C'est lui qui a été mandaté pour conduire les négociations avec le PKK et qui a rendu visite à plusieurs reprises au chef kurde Abdullah Öcalan, qui purge une peine de prison à vie sur l'île d'Imrali.
L'enregistrement sonore diffusé dimanche confirmerait aussi que le tueur visait plusieurs personnalités du mouvement kurde. Sakine Cansiz, l'une des fondatrices du PKK en 1978, aux côtés d'Öcalan, symbole de la lutte des femmes, emprisonnée et torturée par la junte militaire dans les années 1980. Mais aussi Nedim Seven, le financier du mouvement en France, chargé de collecter l'impôt révolutionnaire, et Adem Uzun, un haut politicien kurde arrêté par les services français en 2012 pour un invraisemblable « trafic d'armes ».
ÉLÉMENTS COMPROMETTANTS POUR LES SERVICES FRANÇAIS
Uzun était surtout l'un des interlocuteurs des officiels turcs pendant une première série de négociations secrètes, le processus dit d'Oslo, entre 2009 et 2011. Ou encore Remzi Kartal, ancien député et haut responsable du PKK en Europe, qui vit en exil à Bruxelles. Présent à Paris en janvier 2013, ce dernier expliquait au Monde que des tentatives d'assassinat avaient été déjouées en Allemagne et en Belgique : « Une bande de tueurs liés au MIT circule dans les pays européens. »
L'enregistrement pourrait aussi apporter des éléments compromettants pour les services français, peu avant la visite du président François Hollande en Turquie les 27 et 28 janvier. Interrogé par l'agent présumé du MIT sur une possible surveillance par « les forces de sécurité françaises, de la police ou de la gendarmerie », Ömer Güney répond sans hésiter : « Oui, il y a une surveillance étroite. Les renseignements me suivent seconde par seconde. »
Dès mardi, la thèse d'un assassinat politique commandité par les services turcs prenait encore plus d'ampleur avec la publication par le quotidien turc Sol, virulent opposant au gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, d'un document confidentiel du MIT : une note des services rédigée comme un ordre de mission. La lettre, datée du 18 novembre 2012, soit moins de deux mois avant l'assassinat, fait la synthèse des informations recueillies auprès du « légionnaire », un nom de code qui selon le journal cacherait l'identité d'Ömer Güney. La démarche du MIT s'inscrit « dans l'objectif de déchiffrer les activités du PKK à Paris et en France, et de rendre inactifs les hauts membres de l'organisation », précise le document, qui accrédite la thèse d'une opération d'infiltration.
« La dernière fois qu'il est venu nous voir, nous lui avons donné 6 000 euros pour les frais “possibles”, ainsi que des instructions pour qu'il se montre extrêmement attentif lorsqu'il correspond avec nous, pour qu'il obtienne l'équipement nécessaire à la mission et pour qu'il effectue les préparatifs au sujet des personnes qui ont été désignées », poursuit la note attribuée aux services de renseignement. Ömer Güney a multiplié les allers-retours avec la Turquie. Une bonne dizaine rien qu'en 2012 : en août, il était revenu pour faire refaire son passeport et, en décembre, il avait séjourné trois jours à Ankara. Mardi, le MIT a démenti être à l'origine de ce document et a rejeté tout lien avec cette affaire.
Ömer Güney continue de se présenter comme un militant kurde. Originaire du district de Sarkisla, une ville dirigée par un parti d'extrême droite, le jeune homme n'est pourtant pas originaire d'une région kurde. Au contraire, la province de Sivas est connue pour ses militants ultranationalistes turcs. Selon son oncle, Zekai Güney, la famille n'a rien à voir avec le PKK. « Nous sommes une famille nationaliste », s'est-il défendu, après l'arrestation de son neveu.
LE CONTRÔLE DES SERVICES SECRETS EN JEU
Ces révélations en série, si elles renforcent l'hypothèse la plus crédible en mettant possiblement en évidence un complot d'Etat mené par les services turcs, doivent être prises avec précaution. Elles surviennent en effet à un moment particulièrement critique de la vie politique turque, en pleine bataille au sommet de l'Etat entre les hommes du premier ministre Erdogan, dont le patron du MIT, Hakan Fidan, et les partisans de la confrérie Fethullah Gülen, particulièrement influente dans la police et la justice. Le contrôle des services secrets est en jeu.
La bataille a déjà donné lieu à quelques manipulations et crises retentissantes : notamment la convocation par un procureur de M. Fidan pour être interrogé sur ses rencontres avec des responsables du PKK. Des procureurs soupçonnés d'être liés à la confrérie Gülen sont aussi à l'origine de l'ouverture d'une enquête pour « corruption et blanchiment » le 17 décembre contre des proches de M. Erdogan.
Sur la question kurde, les deux courants qui s'opposent au sein du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, ont toujours montré des approches opposées. Les partisans de Gülen se montrent réticents à toute négociation avec le PKK, considéré comme un mouvement terroriste. Le chef militaire du PKK, Cemil Bayik, avait d'ailleurs mis en cause la confrérie,en décembre 2013, pour le triple meurtre de Paris.