La perspective de voir un islamiste accéder à la présidence plonge la Turquie en pleine tourmente politique. Au point de causer des remous jusque dans l’armée. Attention, fragile.
Une partie de la Turquie a peur. Peur de voir un candidat islamiste accéder à la présidence. Peur de voir remettre en cause les grands principes de l’État laïque, instaurés par le régime autoritaire du fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kémal. Le point culminant a été atteint lorsqu’un million de personnes ont manifesté à Ankara, la capitale, contre la possible candidature du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, à la présidence du pays. D’autres manifestations monstres se sont déroulées à Istanbul, à Manisa, à Canakkale et à Izmir pour dénoncer les prétendus objectifs contre-révolutionnaires de l’actuel parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP).
Issu du « front réformiste », d’un parti islamiste interdit pour avoir remis en cause le caractère laïque de l’État, l’AKP se retrouve au cœur de la tourmente. Lors des élections de novembre 2002, le Parti avait obtenu près des deux tiers des sièges au Parlement, tout en récoltant seulement le tiers des votes. Plus de 45 % de l’électorat s’était alors éparpillé au sein de petites formations politiques, incapables de franchir la barre fatidique des 10 % de voix nécessaires pour l’obtention de sièges au Parlement. Bon nombre des défenseurs actuels du caractère laïc de l’État se retrouvaient parmi eux. Ils craignaient que le parti islamiste utilise la démocratie pour confisquer le pouvoir et instaurer un état religieux.
Il faut dire que certaines déclarations intempestives du chef de l’AKP lui-même ne faisaient rien pour calmer les choses. Ne disait-il pas que « la démocratie est un train dont on peut débarquer à l’endroit voulu » ? Depuis cinq ans, les pires soupçons à l’endroit de l’AKP ne se sont pas matérialisés. Mais l’insistance du parti à vouloir élire à la présidence un candidat islamiste a fait ressurgir la crainte de voir changer le régime politique de la Turquie. Gündüz Aktan, un ancien ambassadeur du pays en Grèce et au Japon, a même affirmé que « l’AKP a démontré clairement que sa priorité n’était pas de dénicher le meilleur candidat, mais plutôt de perpétuer le pouvoir des pro-islamistes au sein de leur parti et au sein du gouvernement. En les voyant agir ainsi, il devient difficile de les croire lorsqu’ils affirment qu’ils n’ont pas de plan secret ou d’objectifs cachés ».
Selon Türker Alkan, chroniqueur au quotidien turc Radikal, l’AKP a très mal mesuré les réactions passionnées que provoqueraient ses tentatives pour augmenter son pouvoir à la tête de l’État. « Des millions de personnes se sont rassemblées à Ankara et à Istanbul, écrit Alkan. Non pas pour protester contre le déficit budgétaire ou contre les relations avec l’Europe. Ni pour dénoncer le taux de chômage ou la situation en Irak. Leur principale préoccupation tournait plutôt autour du fait que le gouvernement de l’AKP démontre une attitude hostile à l’endroit de la laïcité. »
D’autres spécialistes des sciences sociales s’intéressent plutôt à la lutte de classe qui se profile derrière le conflit. Des professeurs émérites comme Erol Katircioglu, Murat Belge et Naci Bostanci insistent tous pour dire que les élections présidentielles ressemblent à un règlement de comptes entre deux idéologies. La première serait davantage « islamiste », tandis que l’autre serait davantage « européenne ». Selon eux, le centre politique, qui représente la tendance plus européenne, a toujours contrôlé l’État. Il ne peut pas tolérer que le pouvoir soit accaparé par l’autre faction, qui représente en quelque sorte la marge politique. Le centre se perçoit comme le seul dépositaire légitime de l’État, et il entend continuer à imposer son pouvoir à la périphérie.
Malgré les protestations, l’AKP a persisté à vouloir faire élire son chef comme président. Compte tenu du fait qu’il bénéficiait d’une large majorité au Parlement, l’AKP était convaincu qu’il pourrait facilement faire élire M. Gül, même dans le pire des scénarios. Pour être élu à la présidence, un candidat doit obtenir une majorité parlementaire des deux tiers du Parlement. Si aucun candidat n’a pu réunir cette majorité après deux tours, une majorité simple suffit pour désigner le vainqueur lors du troisième tour.
Mais le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), a choisi d’interpréter différemment la Constitution. Le Parti a soutenu qu’au moins les deux tiers des parlementaires devaient prendre part au vote pour que l’élection du président soit valide. En conséquence, il était impossible de faire valider les élections par la Cour constitutionnelle si ce quorum n’était pas réuni. Flairant la bonne affaire, les autres partis d’opposition n’ont pas tardé pas à se rallier à cette interprétation. Et ils ont boycotté le premier tour des élections avec le CHP. Pas de quorum. Pas d’élection. En conséquence, le CHP a aussitôt demandé à la Cour constitutionnelle d’annuler les résultats du premier tour, auquel n’avaient pas participé les deux tiers du parlement.
La mauvaise humeur des militaires
Le même jour, les forces armées turques (TSK) ont fait leur apparition dans la controverse. Les militaires ont en effet émis un communiqué de presse pour exprimer leurs craintes devant la montée de l’activisme religieux. « Les forces armées turques tiennent à rappeler leur détermination d’assumer les responsabilités que leur confère la loi, en protégeant les caractéristiques inaliénables de la république (laïcité). » Leur engagement à cet égard est absolu, peut-on lire dans le communiqué.
Le communiqué des militaires se termine par une phrase sybilline, dont la signification peut prêter à plusieurs interprétations : « Quiconque s’oppose au dicton voulant « que rien n’est plus satisfaisant que de pouvoir être Turc », doit être considéré comme un ennemi de la République de Turquie. » Certains, comme l’ancien ministre des Affaires étrangères, Hasan Celal Güzel, ont estimé que ces mots ne faisaient pas référence au débat entourant la laïcité et que le communiqué visait le séparatisme kurde. Selon lui, les militaires craignent d’abord et avant tout la multiplication d’attentats commis par les Kurdes, galvanisés par l’établissement d’un Kurdistan autonome en Irak, avec la bénédiction des Américains.
Malgré les pressions et la tension grandissante, la Cour constitutionnelle a annulé le premier tour des élections. Le vote a été repris le 6 mai, sans que le candidat Gül ne parvienne à réunir les deux tiers des voix. En désespoir de cause, le candidat de l’AKP a retiré sa candidature. Incapable d’élire un président, le Parlement turc n’avait ensuite guère d’autre choix que celui de convoquer des élections anticipées, qui auront lieu le 22 juillet. Déjà deux partis du centre se sont réunis et plusieurs formations de centre-gauche ont commencé à discuter d’une éventuelle alliance. Mais il en faudra peut-être davantage pour réduire le déficit démocratique en Turquie. Et l’on cherche encore un candidat dont la candidature à la présidence susciterait une large approbation.
Ceyda Turan