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Monde-diplomatique.fr | par Laura-Maï Gaveriaux
Dans les villes kurdes dévastées par l’armée turque
Dans sa soif croissante de pouvoir, le président turc a lancé une chasse aux sorcières contre ses opposants. L’un des principaux responsables de la gauche témoigne de sa dérive autocratique.
Le soleil inonde la grande place de Silopi, ville de 80 000 habitants du sud-est de la Turquie, à moins de quinze kilomètres des frontières avec l’Irak et la Syrie. Entre décembre 2015 et janvier 2016, les forces de sécurité turques ont durement attaqué la population et les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une formation qui se réclame du confédéralisme démocratique (lire « Murray Bookchin, écologie ou barbarie ») et revendique l’autonomie des territoires majoritairement kurdes. Les combats se sont déroulés à huis clos : plusieurs fois soumise à de longs couvre-feux, comme bien d’autres villes, Silopi a été isolée pendant trente-sept jours.
Dans tout le pays, des attentats visent régulièrement les forces de l’ordre, y compris à Istanbul ou à Ankara, et renforcent la répression, qui provoque de nouvelles représailles. Ainsi, le 10 juin, une organisation radicale dissidente du PKK, les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), revendiquait l’explosion d’une voiture piégée contre des policiers à Istanbul. Quelques jours plus tôt, le gouvernement avait fait voter une loi facilitant la levée de l’immunité de certains parlementaires afin de museler les cinquante-neuf députés du Parti démocratique des peuples (HDP) (lire le témoignage de M. Selahattin Demirtaş, « “L’homme qui se prend pour un sultan” »).
En cette matinée printanière, l’atmosphère reste tendue à Silopi. Les passages fréquents des véhicules blindés de la police turque et l’hélicoptère qui tournoie dans le ciel rappellent que la guerre n’est jamais loin. Des files d’attente se sont formées devant deux écrivains publics, venus avec leur table pliante et leur machine à écrire. Ces temps-ci, ils ont plus de travail qu’à l’accoutumée. On vient les voir pour un formulaire lié à la destruction de sa maison, pour une lettre au directeur de la prison, pour la déclaration d’un décès.
Mme Riskyie Seflek, la soixantaine, habite au cœur de la zone où se sont déroulés les combats. « Le char qui se trouvait derrière la maison visait la mosquée. Mais l'obus a traversé le salon!» Sous son voile blanc orné de dentelle, que les femmes kurdes portent à mi-chevelure, elle a le regard fatigué. Elle nous reçoit dans le jardin, avec son mari, leurs filles et leurs petits-enfants. L'un des garçons a apporté des vêtements neufs, que la famille inspecte: « C'est pour Temer, mon petit-fils, explique gravement Mme Seflek. Il a 16 ans, il est en prison. Avant, il est resté à l'hôpital pendant trois semaines, parce qu'une balle a traversé sa hanche.» L’adolescent n'était pas un milicien. Il se serait trouvé pris au piège des combats comme tous les habitants de Silopi, reclus dans leur ville transformée en souricière.
Des témoignages comme celui-ci, nous en avons recueilli plusieurs dans toutes les villes du Kurdistan turc que nous avons visitées. Partout, c'est 1e même constat. Le processus de paix entre les autorités et le PKK, entamé en 2009 pour mettre fin à un conflit qui a débuté en 1984 et fait plus de quarante mille morts, n'est plus. Pour le président turc Recep Tayyip Erdoǧan et son nouveau premier ministre, M. Binali Yildirim, nommé le 24 mai 2016, «il n'y a plus aucun dialogue possible avec le PKK». Leur vocabulaire est sans ambiguïté : « nettoyage », « purge », « victoire totale ».
Au printemps 2013, les pourparlers avaient conduit au repli des combattants kurdes vers l'Irak ; mais ils n'ont pas résisté à l'évolution de la guerre civile en Syrie. La tension est remontée durant la bataille de Kobané, qui a opposé les forces kurdes syriennes proches du PKK et l'Organisation de l'État islamique (OEI) (1). Dans les villes kurdes, de nombreuses manifestations ont dénoncé la passivité du gouvernement turc, accusé de collusion avec l'OEI. Le 20 juillet 2015, un attentat attribué à cette dernière a fait trente-trois morts et une centaine de blessés parmi des jeunes socialistes turcs et kurdes rassemblés au centre culturel de Suruç, près de la frontière syrienne, et en route pour aider à la reconstruction de Kobané. Les manifestations ont redoublé ; deux jours après l'attentat, le PKK, accusant Ankara de complicité avec les djihadistes, tuait deux policiers à Ceylanpinar, dans le Sud, près de la frontière syrienne. Il n'en fallait pas plus pour que les autorités turques annoncent une « guerre contre le terrorisme» censée cibler à la fois l'OEI et le PKK, mais dirigée surtout contre les forces kurdes.
« Ici, c'est devenu un territoire occupé »
Dès septembre, les principaux bastions kurdes ont connu des échauffourées qui sont allées en s'aggravant. À Silopi, début décembre, les groupes du Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire (YDG-H) ont d'abord creusé des tranchées dans les rues et dressé des barricades « pour se protéger de la police turque », tout en déclarant l'autonomie de la ville. Les jeunes miliciens ont vite été relevés par des combattants aguerris venus d'Irak, notamment du mont Kandil, où se trouve le commandement du PKK. Ces insurrections urbaines ont provoqué l'intervention de dix mille soldats de l'infanterie turque appuyés par des blindés et des hélicoptères. Partout, des blocus ont été instaurés de manière permanente pour laisser le champ libre à la répression. « Les couvre-feux se sont transformés en machine à détruire les villes », déclare le député Ferhat Encü, membre du HDP. Lorsqu'une phase de combats urbains se termine et que les miliciens du PKK se retirent, les municipalités kurdes se retrouvent en première ligne face aux représailles du pouvoir. De nombreux maires affiliés au HDP ont été arrêtés, comme, à Silopi, Mme Emine Esmer, emprisonnée et poursuivie pour « incitation à la rébellion armée contre le gouvernement ».
Beaucoup d'habitants du Sud-Est ont acquis la conviction que M. Erdoǧan était lié à l'OEI et qu'il existerait même un accord avec cette organisation pour faire barrage à la revendication kurde. L'attentat perpétré en octobre 2015 lors d'un meeting du HDP à Ankara, qui a fait 97 morts sans que ses auteurs soient arrêtés ou identifiés, a renforcé ce soupçon. Il en va de même des poursuites engagées contre deux journalistes du quotidien Cumhuriyet, incarcérés puis condamnés pour « divulgation de secrets d'État » après avoir diffusé une vidéo suggérant que les services secrets turcs livraient des armes aux islamistes syriens (2). Certains témoignages font aussi état de la présence de djihadistes aux côtés des forces gouvernementales pendant les combats. « Ils ne parlaient pas turc, peut-être azéri. Ils avaient de longues barbes et ressemblaient aux hommes de Daech », rapporte M. Abdülkerim F. (3), habitant de Sür, qui dit avoir surpris des hommes faisant la prière dans son salon. Après avoir fui sa maison parce qu'il ne supportait plus les gaz lacrymogènes qui saturaient l'air depuis des semaines, il y était revenu pour chercher ses papiers d'identité.
Rien ne permet d'étayer ces allégations. En revanche, de nombreux observateurs et diplomates ont critiqué la facilité avec laquelle les candidats au djihad, tout comme les camions chargés de pétrole de contrebande, pouvaient franchir la frontière avec la Syrie. En outre, les forces spéciales du PÖH et du JÖH (police et gendarmerie) ont participé aux opérations, comme en témoignent les inscriptions racistes et sexistes qu'ils ont laissées, avec leur signature, sur les murs des villes. Ainsi peut-on lire, à Silopi : « Ma chère Turquie, au nom de Dieu, nous te nettoyons : nous sommes le JÖH, nous sommes venus vous envoyer en enfer! » Ou, dans les ruines de Cizre, ces appels au viol des femmes kurdes : «À notre tour de vous éduquer!-PÖH »; « Les filles, nous sommes là, où êtes-vous? – JÖH ».
Selon les informations recueillies sur place auprès de journalistes locaux et d'élus HDP, il est aussi très probable que le Jitem, le service de renseignement et d'antiterrorisme de la gendarmerie, ait refait son apparitirganisé en cellules composées de gendarmes, de militaires et de membres du groupe ultranationaliste des Loups gris (4), a commis de nombreux massacres de Kurdes pendant les années 1990. Il a signalé son passage par ces inscriptions sur les murs de Sür : « Les loups sont appâtés par le sang, trembiezl ! »
Les méthodes employées contre les civils kurdes sont les mêmes qu'il y a vingt ans, et des groupes se revendiquant du Jitem ont une activité soutenue sur les réseaux sociaux. Ils publient des photographies de combattants kurdes déchiquetés par les obus ou brûlés à l'essence. Le corps des femmes fait l'objet d'un acharnement particulier.
La Fondation turque pour les droits de l'homme (TIHV) avance d'ores et déjà le chiffre de 300 à 400 tués et de 600 000 déplacés. Dès la fin janvier 2016, Amnesty International accusait l'offensive du gouvernement turc de mettre en danger « la vie de près de 200000 personnes » ; l'organisation y voyait une «sanction collective». À Sür - la vieille ville fortifiée de Diyarbakir, elle-même considérée comme la capitale du Kurdistan turc -, la moitié ouest a été vidée de ses habitants. Détruite à 70 % (5), elle reste difficilement accessible. Le 1er avril, au lendemain d'un attentat qui avait coûté la vie à sept policiers et peu de temps avant sa démission, le premier ministre Ahmet Davutoğlu s'y est rendu pour une visite encadrée par un impressionnant service d'ordre. Il a vanté le plan de réhabilitation urbaine voulu par le président Erdoğan pour les zones détruites : « Nous ferons de Sür la nouvelle Tolède ! », s'est-il écrié. Applaudissements de l'assemblée triée sur le volet. Plus loin, les jeunes serveurs restaient debout devant l'écran de télévision d'un restaurant, médusés, impassibles. C'était leur ville, leur vie, qu'on promettait de raser, dans une clameur triomphante.
Le discours terminé et les officiels repartis, les habitants de Diyarbakir sont retournés à leur routine contraignante, faite de contrôles à chaque carrefour - et encore : quand ils peuvent regagner leur maison. « Ici, c'est devenu un territoire occupél », lance, agacé, M. Gafur S. Ce professeur de littérature est pourtant d'un naturel calme. Tous les matins, il franchit les barrages policiers à l'entrée de Sür pour aller faire la classe dans l'une des deux seules écoles qui n'ont pas été brûlées. Chaque jour, il est fouillé, contraint de se mettre torse nu et de répondre aux questions des mêmes policiers, qui le connaissent. Il a assez de moyens pour vivre dans la ville moderne; avec plus de dix ans de métier, il pourrait même demander à être muté. Mais il s'y refuse : « Je n'abandonnerai pas ces enfants. Sür est déjà le district le plus pauvre de Diyarbakir. Ils passent les mêmes examens que les autres écoliers de Turquie; mais les autres n'ont pas de bombes qui tombent sur leurs maisons. Où est l'égalité entre les Turcs de l'Ouest et les Kurdes dans le système éducatif? Tous ces enfants peuvent devenir ingénieurs. Il faut seulement leur en donner la cbence.» Le professeur S. appartient à cette génération qui a connu les brimades de la police quand elle parlait kurde dans la rue, ou qui voyait ses grands-parents renvoyés de l'hôpital parce qu'ils ne pouvaient s'exprimer en turc. Aujourd'hui, comme tous les habitants du Kurdistan turc, il subit à nouveau une restriction de ses mouvements.
Immeubles effondrés, corps calcinés
Depuis la reprise de la guerre, toutes les routes du Botan (nom que les Kurdes de Turquie donnent à leur région) sont jalonnées de barrages. Le passage des voyageurs dépend du bon vouloir des policiers. Ces derniers mois, il faut compter sept heures pour aller en car de Diyarbakir à Cizre, contre quatre heures en temps normal. Depuis décembre 2015, des couvre-feux, qui peuvent durer plusieurs semaines, entrent en vigueur en fonction du niveau de violence ou de l'humeur des autorités. Nous avons pu entrer à Cizre après les combats. Nous y avons découvert un paysage dévasté, des habitants traumatisés et une sécurité aléatoire. Du quartier de Cudi, situé sur la rive gauche du Tigre, il ne restait que des carcasses d'immeubles effondrés, témoins du pilonnage systématique de leurs colonnes porteuses par les obus de char. Quatre-vingts pour cent de la surface résidentielle serait détruite.
Plusieurs mois après la levée du blocus, il n'est pas rare que ceux qui viennent chercher des objets personnels sous les gravats de leur maison y découvrent des restes de cadavres. Parmi les exactions que l'on rapporte, commises pendant soixante-dixneuf jours d'isolement complet, les «sous-sols de la sauvagerie» ont particulièrement marqué les esprits. Deux cas au moins sont recensés; dans l'un comme dans l'autre, une trentaine de personnes ont été prises au piège d'immeubles bombardés des jours durant, parfois des semaines. Les forces turques barraient le passage aux secours, laissant les blessés succomber les uns après les autres. À la fin des « opérations antiterroristes », on n'a retrouvé que des corps calcinés, dont ceux d'enfants. Les proches des victimes ont dû fournir des échantillons d'ADN pour les identifier. Ils sont repartis avec un sac en plastique, « cinq kilos d'os et de chair brûlés », raconte un jeune de 17 ans, hébété, à propos de son père.
Lorsqu'on pénètre dans la cave de la rue Bostanci, encore accessible le 24 mars, l'odeur des corps brûlés persiste dans l'atmosphère confinée; l'air est irrespirable. Des traces au sol dessinent une forme humaine. Là, ce qui ressemble à un bout d'os d'enfant, oublié dans la cendre. Le confinement qui frappe les Kurdes de Turquie depuis plus de huit mois a atteint un paroxysme dans cet ossuaire qui ne sera même pas un lieu de mémoire : depuis notre passage, il a été rasé. Si le plan de transformation urbaine annoncé par le pouvoir en avril est mis en œuvre, toutes ces caves, comme les autres traces susceptibles de prouver que des crimes de guerre ont été commis, seront emportées par les bulldozers et les grues.
L'association Rojava Solidarity, qui regroupe des volontaires de tout le Kurdistan turc désireux de venir en aide aux populations du Rojava (le Kurdistan syrien), avait été très active à Kobané.
Intervenant cette fois dans son propre pays, elle a pu accéder à Cizre le 9 mars, une semaine après la levée du blocus. Sa priorité a été d'organiser la distribution de vivres depuis un entrepôt désaffecté, à quelques rues de Cudi. Elle a été ralliée par des militants progressistes de l'ouest de la Turquie, engagés contre la dérive autoritaire de leur gouvernement, et par d'autres venus du Rojava même.
M. Ferid B., qui a eu la moitié du visage emportée par un éclat d'obus, a raconté aux membres de l'association la première « sale guerre», celle des années 1990, entre l'armée et les forces kurdes. Il a passé de nombreuses années en prison pour son engagement dans les rangs du PKK. Il y a lu des dizaines de livres d'histoire sur la Révolution française. « Je ne sais pas si la France a fait une révolution du peuple ou une révolution bourgeoise. Mais nous, au Kurdistan, nous avons compris qu'il fallait réformer la révolution! La démocratie kurde est féministe, écologiste, basée sur l'autonomie locale. C'est pour cela qu'ils traînent les cadavres suppliciés de nos femmes dans les rues, qu'ils détruisent notre environnement et arrêtent nos melres. »
sépare le Kurdistan du reste de la Turquie.
LAURA-MAÏ GAVERIAUX.
(1) Cette ville kurde de Syrie a été en partie conquise par l'OEI à partir de septembre 2014, puis reprise début janvier 2015 par les forces kurdes, qui ne cessent depuis de progresser vers le sud.
(2) Le rédacteur en chef, Can Dündar a été condamné à cinq ans et dix mois de prison, el le chef du bureau d'Ankara, Erdem Gül, à cinq ans. Libérés après trois mois sur une décision de la Cour constitutionnelle, ils pourront attendre libres leur procès en appel,
(3) Certaines des personnes rencontrées ont souhaité que leur nom de famille ne soit pas mentionné.
(4) Dont était membre M. Mehmet Ali Ağca, qui tira sur le pape Jean Paul II en 1981. Toujours en activité, les Loups gris ne rechignent pas à l'action violente et tentent d'infiltrer les milieux politiques.
(5) Chiffre établi par la municipalité de Diyarbakrr, 1er mars 2016.