Par Jean-Pierre PERRIN - mercredi 28 décembre 2005
Les législatives du 15 décembre devaient contribuer à la stabilisation de l'Irak. Elles n'ont fait que dresser davantage les communautés les unes contre les autres, comme le montrent les manifestations quasi quotidiennes de groupes sunnites qui contestent les résultats et demandent de nouvelles élections.
Principale accusée : la liste de l'Alliance irakienne unifiée (AIU, qui fédère les partis islamistes chiites). Selon des résultats encore provisoires, elle apparaît comme la grande triomphatrice du scrutin, en dépit d'un bilan gouvernemental accablant. Non contente d'avoir fait régner la terreur dans le sud du pays au moment du scrutin, y compris par des assassinats d'opposants, et d'avoir bourré les urnes, fait pression sur les électeurs, elle a eu recours massivement à des fraudes pour s'imposer à Bagdad.
Dans cette ville que se partagent notamment chiites et sunnites, l'AIU obtiendrait quelque 60 % des suffrages, un chiffre supérieur à... celui de la communauté chiite. Depuis, les leaders sunnites, qui s'étaient engagés pour la première fois dans le processus électoral, enragent. D'autant plus que certains, comme dans le bastion sunnite de Ramadi, avaient même fait protéger les urnes par les insurgés. «Dans les villes du Sud, le triomphe chiite peut se comprendre. Pas à Bagdad. Pour les sunnites, c'est une douche froide. Cela veut dire que les leaders chiites ont confessionnalisé la ville et voulu dresser une communauté contre une autre», souligne le politologue et anthropologue irakien Hosham Dawod.
A ce jour, l'AIU obtiendrait près de 150 députés (sur 275), soit un score supérieur à celui du scrutin intérimaire de janvier 2005 (140 députés). A l'inverse, la liste de l'ancien Premier ministre Iyad Allaoui, lui-même chiite mais laïque et proaméricain, soutenue par les communistes et des sunnites modérés, n'aurait qu'une quinzaine de sièges contre 40 auparavant. Les islamistes chiites pourraient donc avoir la majorité absolue au Parlement, au grand dam des sunnites, des laïcs mais aussi des Américains, qui entendaient former un gouvernement d'union nationale qui leur permettrait un retrait graduel plus facile de leurs forces.
Revanche. Un tel résultat est d'autant plus inacceptable pour Washington qu'au sein de l'AIU ce sont les partisans du trublion Moqtada al-Sadr, radicalement antiaméricain, qui se taillent la part du lion, au détriment des autres formations. «Lui et ses alliés représentent aujourd'hui la première force politique en Irak. C'est la revanche des marginaux, des déshérités. Moqtada a mobilisé sa base sur son opposition à un Etat laïque, laquelle a trouvé un certain écho au sein des radicaux sunnites», ajoute Hosham Dawod.
En fait, ce vote massivement confessionnel, qui se traduit par l'émergence d'un bloc chiite, est un camouflet pour George W. Bush, qui avait parlé de «grand pas en avant dans l'accomplissement de notre objectif» : susciter un Irak démocratique et un allié au Moyen-Orient. En fait, les Etats-Unis sont plus que jamais sur le qui-vive face à la future majorité parlementaire. Non contente d'être antiaméricaine, celle-ci défend des positions hostiles à celles de Washington : confessionnalisation de l'Etat, dégradation de la situation des femmes, hostilité aux Kurdes, clientélisme acharné... Pour l'affaiblir, les Etats-Unis ne sont pas hostiles à la dénonciation des fraudes. Cela leur permettrait de faire pression sur les chiites pour qu'ils acceptent un gouvernement d'union nationale où serait présent Allaoui et dont les principaux ministères Défense, Intérieur, Affaires étrangères échapperaient à l'AIU.
Sur le terrain, les réactions aux fraudes ne se sont pas fait attendre. Les listes sunnites se sont réunies au sein du mouvement Maram (initiales arabes pour le Congrès du refus d'élections falsifiées). Elles ont été renforcées par celle d'Allaoui. Selon Ali Tamimi, le porte-parole, pas moins de 42 partis et groupes ont adhéré à cette organisation : «Cela ne signifie pas que nous boycottons le processus politique. Le Maram cherche, au contraire, à faire avancer ce processus, mais en dévoilant les fraudes qui ont accompagné les opérations de vote.»
Union nationale. Les représentants de la liste chiite ont répliqué en dénonçant ce qu'ils considèrent comme une pression de la rue et en affirmant qu'il n'était pas question d'organiser un nouveau scrutin. De son côté, le président irakien, le Kurde Jalal Talabani, s'emploie à rapprocher les deux camps. «Il y a une crise [...] et il faut reconnaître l'existence des problèmes au lieu de les cacher.» Il a défendu aussi l'idée d'un gouvernement d'union nationale, dimanche lors d'une réunion de leaders kurdes avec Massoud Barzani, le chef de la région autonome kurde, en présence de l'ambassadeur américain, Zalmay Khalilzad. Le plus prestigieux des chefs religieux chiites, le grand ayatollah Sistani, qui avait déjà montré une certaine distance avec la liste chiite, contrairement au précédent scrutin, a fait aussi savoir qu'il y était favorable. Reste à convaincre l'AIU et, derrière elle, sans doute Téhéran.
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