Peshmerga. Une combattante kurde des Forces démocratiques syriennes à Raqqa, le 19 octobre 2017, deux jours après que la ville a été reprise aux islamistes de Daech.
Repli. Lors de sa visite surprise sur la base militaire d’Al-Asad, en Irak, le 26 décembre 2018, Donald Trump réaffirme le retrait des forces spéciales américaines de Syrie.
lepoint.fr | Par Romain Gubert |10/01/2019
Redur Khalil n'est pas content. Ce commandant des forces kurdes du nord-est de la Syrie a été trompé. Amertume. Colère rentrée. Il y a encore quelques semaines, ce fier officier aux cheveux argentés et à l'uniforme chargé de médailles accompagnait sur le terrain de la guerre contre Daech l'envoyé spécial des Etats-Unis Brett McGurk. Il a montré à l'homme de la Maison-Blanche les stigmates, les amas de ferraille et de béton. Il lui a présenté des combattants devenus unijambistes après avoir sauté sur des mines posées par les djihadistes. Des veuves. Des orphelins. Les vies fracassées par la folie des hommes.
Ce n'est jamais agréable de se rendre compte qu'on a été abusé. Mais, lorsqu'en plus on doit l'avouer à ses frères d'armes, c'est encore plus cruel. Ceux qui ont perdu un fils ou un frère dans la bataille vous en veulent forcément. C'est humain. Après tout, c'est lui, à l'état-major des forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), qui était chargé d'entretenir le lien avec les alliés occidentaux. L'été dernier, c'est lui qui a été désigné pour faire le voyage à Paris afin de rencontrer Emmanuel Macron à l'Elysée. C'est lui aussi qui a fait le déplacement à Washington devant les parlementaires, au Congrès américain, pour raconter la bataille de Kobané et celle de Raqqa.
Rêve envolé. Depuis quelques jours, le commandant Redur Khalil pense à ce qu'il dirait à Donald Trump s'il l'avait en face de lui. En annonçant, la veille de Noël, qu'il retirait les forces spéciales des zones kurdes syriennes, 2 000 hommes très bien équipés et parfaitement entraînés, le président américain a trahi les Kurdes. Ceux-ci n'ont rien vu venir. En juillet, Trump faisait pourtant encore l'éloge de ces combattants qui luttaient au sol contre Daech. « Je pense que les Kurdes sont un peuple formidable. Ce sont des incroyables combattants. Ils sont chaleureux. Ce sont des alliés intelligents. »
Au plus fort de la bataille contre Daech et alors que ses hommes libéraient Kobané, Tell Abyad et Raqqa de l'emprise djihadiste, Redur Khalil rêvait ouvertement de l'autonomie du Kurdistan dès la fin des combats. Tout était prêt. En 2016, une région fédérale avait été créée, composée de trois cantons : Afrine (nord-ouest), Euphrate (nord) et Djezireh (nord-est), chacun doté d'une assemblée locale ainsi que de représentants au sein d'un organe exécutif régional. Les Kurdes s'étaient aussi dotés d'une sorte de Constitution. Des conseils municipaux avaient été élus.
Mais le rêve s'est envolé. Il a suffi d'un tweet : « Nous avons vaincu l'Etat islamique en Syrie. Nous avons gagné. Il est temps que nos troupes rentrent à la maison. Elles rentrent toutes, et elles rentrent maintenant. » Un peu plus tard, Donald Trump a ajouté ces mots d'un cynisme confondant : « Nous parlons de sable et de mort. La Syrie est perdue depuis longtemps. » Les Kurdes ont compris que leur ancien allié les abandonnait à la fureur d'Erdogan, qui ne rêve que d'une chose depuis des mois : envahir le nord de la Syrie et mater les Kurdes, qui le défient avec leur rêve d'un Etat autonome à ses frontières.
Vidéo. Donald Trump s'exprime sur la Syrie (Maison-Blanche, 3 janvier).
Matamore. Lorsque, courant 2015, le Pentagone a fait le choix d'équiper et d'assister les milices kurdes et leurs alliés arabes pour mener l'assaut contre Raqqa, la capitale du califat autoproclamé de Daech, Recep Tayyip Erdogan avait aussitôt allumé un contre-feu pour affaiblir les Kurdes en attaquant les Unités de protection du peuple sur leur front ouest. Mais les Etats-Unis veillaient et Erdogan n'aurait jamais pris le risque d'un affrontement direct avec les marines.
Avec le départ des forces spéciales américaines, Erdogan a carte blanche. Il a d'ailleurs instantanément joué au matamore : « Nous avons officiellement annoncé que nous allions lancer une opération militaire à l'est de l'Euphrate. Nous en avons discuté avec M. Trump et il a donné une réponse positive. Nous pouvons enclencher nos opérations en Syrie à n'importe quel moment. Comme je le dis toujours, nous pourrions arriver une nuit, soudainement. »
Pour justifier cet abandon, Donald Trump a accusé les Kurdes, ses anciens alliés, de tous les maux. Et notamment de faire du trafic avec les ennemis de l'Amérique : « Ils sont nos partenaires et vendent du pétrole à l'Iran. Cela ne nous fait pas peur, mais le fait est que je ne suis pas content de cela. » Quand on veut tuer son chien… Ce qu'il avait moins prévu, c'est la réaction de ceux qui, au Pentagone ou au sein de son équipe, suivent avec attention la situation de la région. James Mattis, son secrétaire d'Etat à la Défense, a démissionné en poussant une colère mémorable : « Mes points de vue sur le respect dû à nos alliés et sur la nécessité d'être lucides devant des acteurs néfastes et des concurrents stratégiques proviennent de quarante ans d'immersion dans ces problématiques. »
Repli. Lors de sa visite surprise sur la base militaire d’Al-Asad, en Irak, le 26 décembre 2018, Donald Trump réaffirme le retrait des forces spéciales américaines de Syrie.
Colère. Brett McGurk, le coordinateur de la lutte contre Daech, a suivi, plus discrètement. Nommé par George Bush, confirmé par Barack Obama et maintenu en poste par Donald Trump, ce diplomate qui porte aussi bien le costume que le treillis était le pilier de la lutte contre Al-Qaeda puis contre Daech depuis plus de deux décennies. Il n'a pas digéré la sortie triomphante de Trump. Il partage l'analyse de ceux qui connaissent le terrain syrien et irakien : Daech a certes perdu des milliers de combattants, la quasi-totalité de son territoire en Syrie et en Irak, ainsi que la plupart de ses leaders, mais beaucoup de djihadistes réfugiés au sein des tribus sunnites attendent de reconstituer leurs cellules alors que plusieurs attentats ont déjà eu lieu dans les zones libérées de l'Etat islamique.
Les Kurdes ont d'ailleurs mis en garde les Occidentaux sur ce terrain. Quand on a été trahi, on ne fait plus de cadeaux. Ils détiennent plusieurs centaines de djihadistes étrangers et leurs familles. Or le sort de ceux-ci constitue un vrai casse-tête pour les pays d'origine de ces prisonniers, qui ne souhaitent évidemment ni leur libération ni leur retour. Les leaders kurdes connaissent la valeur de leur rôle de gardiens de prison des djihadistes étrangers. Ils ont signalé qu'en cas d'offensive turque ils ne seraient plus en mesure d'assurer cette mission avec autant de soin.
La colère des experts américains et des Kurdes n'a pas été inutile. Depuis quelques jours, Trump rétropédale. D'abord envisagé sous trente jours, puis quatre mois, le désengagement américain pourrait finalement s'étaler sur des mois, voire des années. Le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, a aussi précisé à l'attention d'Erdogan qu'il devait se méfier, car l'Amérique fera en sorte que les Turcs ne massacrent pas les Kurdes.
Mais, quand la confiance est rompue, quand on a été trompé, on se console dans des bras accueillants. En laissant les mains libres à Erdogan, Poutine, Bachar el-Assad et à l'Iran en Syrie, Donald Trump a perdu tout crédit. Les Kurdes se sont donc tournés vers Damas et Moscou. Entre les Kurdes et le régime syrien, les ponts n'avaient jamais été coupés. En échange de la neutralité des dirigeants kurdes lors des manifestations pacifiques de 2011, le régime syrien avait progressivement laissé une très grande autonomie aux zones où l'influence des Kurdes du PYD (la branche syrienne du PKK) est prépondérante.
Bonne volonté. Après les déclarations de Trump, les responsables de l'état-major kurde ont donc fait le voyage à Damas pour rencontrer le ministre syrien de la Défense, Ali Abdullah Ayyoub, le chef du Bureau de la sécurité nationale en Syrie, le général Ali Mamlouk, et le chef du Renseignement militaire syrien. Dans la foulée, ils se sont rendus à Moscou. Avec cet objectif : s'offrir un rempart contre les appétits turcs.
En guise de geste de bonne volonté, ils se sont retirés de la ville de Manbij et accepté que le régime syrien (ainsi que les Russes) déploie des troupes dans les zones kurdes, notamment pour assurer le contrôle de la frontière syro-turque.
Pour les Kurdes, il n'est plus question de se laisser instrumentaliser. Ils l'ont suffisamment été depuis un siècle. Après la Première Guerre mondiale, lors du démantèlement de l'Empire ottoman, le traité de Sèvres (1920) leur avait promis un Etat. Les Français et les Britanniques ont vite oublié leurs belles promesses.
Dupes. Chacun dans la région a utilisé à son profit ce peuple qui rêve d'indépendance. Dans les années 1970, l'Iran du chah, soutenu par les Etats-Unis, apportait une aide directe aux peshmergas pour affaiblir l'Irak, allié de Moscou. Dans les années 1980, Hafez el-Assad, en Syrie, jouait la carte kurde afin de fragiliser la Turquie rivale. Il avait offert l'asile à Abdullah Öcalan dans la Bekaa libanaise contrôlée par l'armée syrienne. En 1988, tandis que le régime irakien de Saddam Hussein avait bombardé au gaz moutarde la ville kurde de Halabja, les Etats-Unis n'avaient rien dit pour ne pas affaiblir leur allié irakien alors en guerre avec l'Iran. Lors de la guerre du Golfe, en 1991-1992, au moment où la coalition menée par les Etats-Unis culbutait l'armée de Saddam Hussein, George Bush avait refusé de renverser le dictateur pour éviter l'effondrement du régime irakien. Les Kurdes, alors en pleine révolte contre Bagdad, avaient une nouvelle fois subi une terrible répression.
Entre les Kurdes d'Irak (qui bénéficient d'une modeste autonomie vis-à-vis de Bagdad) et ceux de Syrie, les rivalités restent tenaces. Les luttes de clans, les influences des grandes puissances continuent à exacerber les passions au sein du peuple kurde. Mais la guerre contre Daech a changé beaucoup de choses. La victoire à Kobané (menée avec l'appui des forces spéciales françaises) et les martyrs tombés dans cette bataille contre les djihadistes sont aujourd'hui célébrés dans l'ensemble de la communauté kurde. Comme si le prix du sang versé contre Daech allait enfin changer le destin des Kurdes. Malgré les trahisons de cet étrange président américain.