05.10.06 | 14h08 • Mis à jour le 05.10.06 | 14h08
Un père affectionné nous offre la main de sa fille malade en mariage. La belle est éblouissante. Et, comble de bonheur, ce père nous assure que la promise, soignée, est en voie de guérison. "Je ne minimise pas le travail qui nous reste à accomplir", ajoute-t-il, comme s'il s'agissait d'un détail secondaire. C'est ce qu'écrit M. Abdullah Gül, vice-premier ministre, et ministre des affaires étrangères de Turquie (Le Monde du 26 septembre). Il nous accorde que les obstacles ne manquent pas sur le chemin de l'adhésion de son pays à l'Union européenne.
Mais M. Gül nous passe sous silence la disgrâce qui consume la fiancée, envahie d'horribles démons à exorciser. Lorsqu'une personne se trouve être la proie de deux personnalités contradictoires, on dit qu'elle est atteinte de schizophrénie. Il faut la traiter d'urgence, car elle souffre d'une terrifiante crise d'identité. Beaucoup, en Turquie, cherchent à démocratiser ce pays et, c'est le cas, bien sûr, de M. Abdullah Gül et de son ami le premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Mais leurs opposants règnent dans tout l'appareil d'Etat turc, les partis, le Parlement, l'armée et l'administration publique.
Le 21 septembre, j'assistais au procès de la romancière Elif Safak, à la cour d'assises de Beyoglu, à Istanbul. Elle était accusée par l'avocat ultranationaliste Kemal Kerinçsiz d'avoir "insulté l'identité turque" dans son dernier roman où elle raconte l'histoire d'orphelins arméniens dont les parents ont été massacrés par les Turcs en 1915. Devant le palais de justice, une trentaine de nationalistes hurlaient leur haine de l'Union européenne. Ils agitaient des drapeaux bleus de l'UE agrémentés de la croix gammée, proclamant ainsi que l'Union, remplie de nazis, ne cherchaient qu'à détruire la Turquie.
Protégés par 200 policiers, arrivaient le président du groupe parlementaire de l'UE, Joost Lagendijk, les observateurs d'Amnesty International et du Pen International, ainsi que des dizaines de journalistes du monde entier. Etait-ce cette pression internationale ? Comme l'écrivain Orhan Pamuk l'an passé, Elif Safak a été acquittée. Pour les observateurs présents, cette sentence médiatisée n'avait guère de sens, au regard des 120 procès intentés cette année contre des journalistes, des écrivains, des éditeurs moins connus. Dix-huit ont été acquittés, mais beaucoup retournent en assises. D'autres subissent une peine d'amende, des journaux sont suspendus. Le journaliste Hrant Dink, qui parle librement du massacre des Arméniens, retourne pour la troisième fois devant les tribunaux, mais il risque cette fois la prison, car il a déjà été condamné avec sursis. Il reste 45 procès de ce genre avant la fin de l'année.
D'un côté, le premier ministre Erdogan téléphone à la romancière Elif Safak, acquittée, pour lui déclarer sa satisfaction. De l'autre, il laisse les partis nationalistes faire exclure des prochaines réformes le fameux article 301 du code pénal, celui qui envoie en prison toute personne "dénigrant l'identité turque". Les termes de cette loi sont si vagues qu'ils permettent aux nationalistes de fouler aux pieds les engagements de la Turquie envers l'UE sur la liberté d'expression.
D'un côté, Erdogan proclame une politique de "torture, tolérance zéro". De l'autre, les cas de tortures allégués se poursuivent, confortés par les nouvelles techniques d'interrogatoire des Américains. Dans le sud-est de la Turquie, se multiplient exécutions sommaires, enlèvements, attentats et tortures perpétrés par les services de sécurité, qui alimentent ainsi en nouveaux sympathisants les troupes de la guérilla (le PKK). Dans cette région, près de 15 millions de Kurdes sont pris en otage entre la guérilla et l'armée. Pour les experts de l'UE, et pour le gouvernement turc, le problème de la minorité kurde n'est qu'une question de niveau de vie...
D'un côté, M. Abdullah Gül assure à Bruxelles que des réformes sont en cours, de l'autre, les législateurs turcs ignorent les règles de précision et d'exactitude en vigueur dans toute législation démocratique. Ainsi, la nouvelle loi antiterroriste, votée en juin, est si mal rédigée qu'elle peut faire inculper comme terroriste n'importe quel Kurde pacifique, n'importe quel journaliste exerçant son métier. La Turquie, prochaine fiancée de l'Europe selon les voeux de M. Abdullah Gül, est en pleine crise d'identité. Elle est certes malade. Mais ne la rejetons pas : aidons-la plutôt à guérir.
Claude Edelmann, cinéaste, est membre du Collectif pour les droits de l'homme en Turquie.
Article paru dans l'édition du 06.10.06