L’adhésion d’Ankara à l’Union européenne suscite, au sein de cette dernière, et notamment en France, de vives oppositions -" y compris celle du président Nicolas Sarkozy.
Au-delà du débat, complexe, sur l’européanité de ce pays charnière, l’enjeu n’est-il pas aussi la stabilité et de la Turquie et du Vieux Continent ? Après quarante-cinq années de négociations, une rebuffade pourrait remettre en cause le modèle laïque, les réformes démocratiques en cours et, plus généralement, cette expérience originale de « démocratie musulmane » - " comme on dit « démocratie chrétienne ». A refuser l’entrée de quatre-vingts millions de musulmans dans l’Union, ne risque-t-on pas d’alimenter la vague islamiste ?
Par Andrew Finkel« Je n’ai pas envie d’être membre d’un club qui accepte des gens comme moi », avait déclaré en guise de boutade l’acteur américain Groucho Marx, prêtant son nom au syndrome consistant à se sentir indigne de l’admiration que les autres nous portent. La Turquie pourrait bien souffrir d’un malaise similaire, à en croire de récentes estimations sur le soutien de ce pays à sa propre candidature à l’Union européenne. A l’instar du renard dédaignant le raisin qu’il ne réussissait pas à cueillir, l’opinion publique se tient à l’écart -" d’une chose qu’elle sait être dans son intérêt -" uniquement parce qu’elle croit la récompense en train de lui échapper.
Contrairement à d’autres membres qui ont pris la route de l’élargissement, la Turquie sent que le sort de sa candidature ne dépend pas entièrement d’elle. L’opinion publique a été fortement ébranlée par l’élection de M. Nicolas Sarkozy, qui avait fait de l’opposition à l’adhésion turque un argument de campagne. Plus récemment, le propre procureur en chef de la Cour de cassation a entamé des procédures pour interdire le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir -" un geste qui pèse maintenant comme une épée de Damoclès sur la table des négociations. « Se détourner de l’Europe est un mécanisme d’autoprotection », concluait Soli Özel, professeur de relations internationales à l’université Bilgi d’Istanbul.
A la fin de l’année dernière, le German Marshall Fund [basé aux Etats Unis] et la fondation italienne Compagnia di San Paolo ont publié une sorte d’avertissement contre la détérioration des relations turco-européennes et sur la nécessité de développer des stratégies de communication plus agressives. Ils montrent que le soutien à l’adhésion au sein du pays est en chute : même si près des trois quarts de la population l’ont appuyée quand Ankara et Bruxelles décidèrent, en décembre 2004, d’entamer des négociations, ce chiffre est tombé à 40 %.
Monsieur Michael Lake, ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie et ex-émissaire de Bruxelles à Budapest chargé de superviser les négociations pour l’intégration de la Hongrie, en a convenu : « Les négociations sont une période stressante. Il faut un consensus politique et public pour dépasser le choc. » Il ajoute néanmoins que 40 % d’opinions favorables constituaient quand même une base solide pour la reconstruction du soutien.
Sur le plan pratique, il semble peu probable qu’une Europe qui a mis quarante et un ans à faire preuve d’hospitalité (l’accord d’Ankara envisageant pour la première fois l’égilibilité de la Turquie à la Communauté économique européenne fut signé en 1963) décide à la légère de couper l’herbe sous les pieds de la Turquie. Le moulin de la politique européenne tourne lentement, et a priori dans une seule direction. Si l’Europe faisait volte-face de façon aussi spectaculaire, cela aurait des conséquences que des Européens avisés devraient envisager avec soin. La décision de négocier avec la Turquie équivaut d’abord à reconnaître que le fait de laisser ce pays aller à la dérive, ou simplement en dehors des organismes politiques de la sécurité européenne, est un jeu perdant-perdant.
Selon une autre étude, réalisée en octobre 2007, une grosse majorité des classes moyennes turques -" 57 % -" est en faveur de l’adhésion. Un pourcentage légèrement plus élevé croyait aussi que le processus de réforme entrepris par le pays pour se qualifier à la candidature était fortement dans son intérêt et dans celui de ses pairs. Pourtant, la population a perçu l’Europe à travers le prisme d’une politique turque de plus en plus polarisée, si l’on en croit Hakan Yilmaz, qui a dirigé l’étude pour l’université du Bosphore d’Istanbul conjointement avec l’Open Society Institute (OSI) (1) en Turquie. Le sentiment est que l’Union européenne renforce le contrôle du parti AKP au pouvoir, au grand désespoir de l’élite laïque du pays. Plus le niveau social est élevé, plus le soutien à l’Europe a chuté.
Le professeur Yilmaz avance aussi l’hypothèse que, si Bruxelles offrait une adhésion à la Turquie, nombre de « non » se transformeraient en « oui ». Fait significatif, pas moins de 85 % des personnes interrogées ne voyaient aucune contradiction entre les valeurs religieuses et nationales et celles considérées comme « européennes ». Cette conclusion peut être une surprise pour ces fractions de la population européenne qui préfèrent considérer la Turquie comme un défi à leur civilisation tout entière. « Trop grande, trop pauvre et trop musulmane », disent parfois les conservateurs européens, mais même certains secteurs de la gauche européenne voient la Turquie comme un défi à relever. « Moderniser un pays islamique basé sur les valeurs communes de l’Europe serait une grande victoire de celle-ci dans la guerre contre le terrorisme », a déclaré en son temps l’ancien ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer.
Les Turcs voient du paternalisme dans ces tentatives de les décrire comme cette nation musulmane sage. Ils se perçoivent déjà comme un élément important de la zone économique européenne. A dire vrai, nombre d’entre eux se soucient moins d’être membres à part entière que des récompenses immédiates résultant d’une simple candidature. Les investissements directs étrangers, négligeables avant les pourparlers d’adhésion, ont connu une hausse phénoménale, dépassant 20 milliards de dollars en 2007.
Plus la croissance économique turque sera forte, plus sa demande de biens et de services européens sera importante. Actuellement, la Turquie a la consommation de la Belgique, avec une population qui dépassera celle de l’Allemagne dans les quinze prochaines années. Réfléchissez-y, disent les Turcs à leurs amis européens : c’est gagnant-gagnant. Quoi qu’ils en disent en privé, pas un seul groupe d’intérêt en Turquie -" et cela inclut l’armée -" n’est prêt à assumer la responsabilité historique d’une rupture des négociations.
C’est un rude choc pour nombre d’Européens, très critiques face à la tyrannie de Bruxelles, que, aux yeux de nombreux Turcs, l’adhésion à l’Union soit perçue comme la promesse d’une meilleure gestion. Le projet d’adhésion a permis à Ankara d’accélérer son programme de démocratisation et de réforme -" une réussite reconnue dans l’étude du professeur Yilmaz. Une différence culturelle entre les Turcs et les Européens réside peut-être dans le fait que les premiers saisissent le changement que l’adhésion à l’Union européenne leur imposera. Des fractions de l’opinion publique européenne sont préoccupées : la Turquie pourrait être l’unique cas d’un pays adhérent aussi capable de transformer les institutions européennes que d’être absorbé par elles.
Si, pour beaucoup de Turcs, l’Europe a le visage d’un avenir prévisible, une Turquie privée de ce point d’ancrage stable pourrait aller à la dérive. L’éloignement progressif a déjà eu pour conséquence une poussée de nationalisme et un sentiment croissant d’isolement. Avec le recul des perspectives d’adhésion à l’Union européenne, les logiques politiques du pays ont commencé à dériver. « Ce n’est pas tant que l’Union européenne perde son soutien en Turquie, mais plutôt que les Turcs perdent l’espoir d’être un jour acceptés », explique Mme Tulu Gümüstekin, présidente du Centre Istanbul à Bruxelles -" une initiative destinée à donner à l’une des plus grandes mégapoles européennes une voix dans la capitale de l’Union européenne. Sponsorisé par la municipalité métropolitaine d’Istanbul (le Grand Istanbul) et son maire Kadir Topbas, le centre reflète une prise de conscience croissante en Turquie du fait que le processus d’adhésion est beaucoup trop important pour l’avenir du pays pour être confiné à la seule table des négociations. C’est le succès de telles initiatives, et d’autres plates-formes de la société civile, qui pourrait finalement déterminer le sort de la relation turco-européenne.
C’est un long flirt par intermittence qui a duré quarante-cinq ans. Même si, selon les estimations les plus optimistes, les négociations devraient durer jusqu’en 2015, beaucoup pensent que le moment est venu pour les partenaires de repenser leur engagement et de redéfinir leurs vœux.