Quelques clés pour comprendre le débat turc Alain Campiotti
Adalet ve Kalkinma Partisi Le parti de la justice et du développement, familièrement appelé AKparti, est issu du Refah, le mouvement islamiste dirigé par Nekmettin Erbakan, qui arriva au pouvoir à Ankara en 1996, et fut destitué par une intervention militaire l'année suivante. Le Refah a été interdit en 1998. Son courant réformiste et moderniste a créé l'AKP en 2001, malgré l'opposition de l'aile fidèle à Erbakan. Des succès électoraux locaux, puis nationaux en 2002, et encore locaux en 2004, ont fait du parti de Recep Tayyip Erdogan, ancien maire d'Istanbul, la force dominante de la scène politique turque. Les spectaculaires résultats économiques, l'ouverture déterminée à l'Europe ont estompé les origines de l'AKP, d'autant plus qu'il a été renforcé depuis cinq ans par des courants qui ne viennent pas de l'islamisme. Mais l'opposition laïque continue de se méfier. Elle n'aime pas les foulards de Mme Erdogan et de Mme Gul, la femme du ministre des Affaires étrangères. Elle soupçonne que le parti n'a pas renoncé à ses projets de réislamisation de la société, d'ailleurs en bonne voie sans son intervention, par une lente tactique du salami: tranche par tranche. Elle rappelle en fin qu'Erdogan avait dit un jour que la démocratie est comme une voiture: on en descend quand on est arrivé à destination.
Cumhuriyet Halk Partisi Le parti républicain du peuple a détenu tout le pouvoir en Turquie entre 1923 et 1950, quand il était l'unique mouvement politique autorisé. Jusqu'à la mort d'Atatürk en 1938, il était son instrument de gouvernement. Ensuite, ses fortunes ont été diverses. Il conservera sans doute sa position de second parti dimanche. Le CHP est-il vraiment social-démocrate, comme il le dit? Disons: tendance nationaliste.
Milliyetçi Hareket Partisi Le parti d'action nationaliste est lui résolument extrémiste dans sa revendication de pureté turque, son quasi-racisme à l'égard des Kurdes. Il a aussi les mains couvertes de sang: des centaines d'assassinats politiques ont été inscrits à l'ardoise du mouvement fondé par Alparslan Türkes. Mais son audience réelle est limitée. En 2002, il n'a pas eu d'élus.
10% Le système électoral turc, jusqu'à cette année, était draconien. Au-dessous de 10% des voix, aucun élu. Cette mesure était clairement dirigée contre les Kurdes sympathisants du PKK qui voulaient emprunter la voie politique, pour leur fermer les portes de l'Assemblée. En 2002, ils avaient obtenu 6% des voix. Cette année, une modification de la loi permet aux candidats kurdes de se présenter comme indépendants. Ils pourraient obtenir plus de 20 sièges, et former un groupe parlementaire à Ankara.
Yasar Buyukanit Ce général, chef de l'état-major, est un homme politique puissant. Il a empêché l'élection d'Abdullah Gul à la présidence, il a exercé une pression constante sur le gouvernement pour tenter d'obtenir une intervention militaire au nord de l'Irak contre le PKK avant les élections de dimanche. Quand il était le commandant des troupes turques au combat, il s'était fait remarquer en félicitant quasiment des policiers qui avaient organisé un attentat faussement attribué au PKK dans le sud-est.
Apo Surnom d'Abdullah Öcalan, le chef du PKK, en prison pour la vie depuis son arrestation en 1999 au Kenya, mais pas exécutable: la Turquie, bonne fille du Conseil de l'Europe, a aboli la peine de mort. Apo est quand même un argument électoral. Le chef du nationaliste MHP a lancé l'autre jour une corde à la foule de ses supporters, mettant au défi le gouvernement de pendre quand même le Kurde.
ABD Ça veut dire USA. Depuis au moins le début de la guerre en Irak, l'antiaméricanisme se porte très bien en Turquie. Les histoires les plus folles circulent sans frein, y compris celle attribuant à la CIA et ses cousins d'avoir déclenché le tsunami asiatique pour tuer des musulmans. Contre Abdullah Gul, le ministre des Affaires étrangères candidat à la présidence (par ailleurs accusé d'être un islamiste pur sucre), ce slogan avait cours: pas de candidat ABDullah. Compris?
Bras de fer à Ankara Alain Campiotti
Les élections auraient normalement dû avoir lieu en Turquie au mois d'octobre. Le gouvernement a choisi de les avancer au 22 juillet pour tenter de résoudre la crise institutionnelle qui a éclaté à Ankara en avril. Il s'agissait alors d'élire un nouveau président de la République pour succéder à l'actuel chef de l'Etat, Ahmet Necdet Sezer. Selon la Constitution turque, le président est élu par l'Assemblée, pour sept ans.
Le Parti du développement et de la justice (AKP), qui détient une confortable majorité parlementaire, et gouverne le pays depuis 2002, a lancé dans la course le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gul. L'opposition laïque et l'état-major de l'armée ont failli s'étrangler. L'AKP, le parti islamiste modéré, aurait ainsi détenu tous les pouvoirs, dans un Etat que Kemal Atatürk avait voulu totalement libre de l'influence des mosquées.
Gul a été élu, mais il a dû faire face à un tir de barrage: un avertissement sur le site internet de l'état-major, d'autant plus menaçant que l'armée turque n'est pas avare d'interventions musclées sur la scène politique; et un recours de l'opposition à la Cour constitutionnelle, sous le prétexte qu'une majorité des deux tiers était nécessaire pour élire le président, ce que Gul n'avait pas obtenu. Le Cour a suivi l'opposition.
La majorité a contre-attaqué en votant une loi instituant l'élection du président de la république au suffrage universel. Mais le chef de l'Etat, au mandat prolongé, a refusé de promulguer cette réforme, qui a été à son tour soumise à la Cour. En juin, les juges ont cette fois, donné raison au gouvernement, et les réformes institutionnelles qu'avait adoptées la majorité seront soumises au peuple, en octobre sans doute.
Le prochain président sera cependant encore élu par l'Assemblée dans sa nouvelle composition d'après le 22 juillet. Si l'AKP obtient les deux tiers des sièges de députés, il pourra faire élire son homme. Mais des discussions sont en cours pour trouver un candidat de compromis acceptable par la majorité, l'opposition... et l'armée. Sinon, la crise sera relancée.