- mercredi 11 mai 2005Par Christophe BOLTANSKI
Damas (Syrie) envoyé spécial
Ils sortent de nulle part des pancartes qu'ils agitent sous le regard ébahi des passagers d'un bus. «Liberté pour Aktham !» «Liberté pour Shiran Abdo !» disent leurs écriteaux. Extraits d'une poche, des tracts pliés en quatre passent d'une main à l'autre. Effrayés, des passants changent de trottoir, tandis que des policiers armés de gourdins surgissent d'une camionnette.
Les manifestants sont maintenant près de deux cents massés devant le petit immeuble gris où deux des leurs doivent comparaître. «Cour de sûreté de l'Etat», lit-on sur la grille d'entrée. Ce n'est pas un palais lourd et sévère comme la justice, mais une officine discrète, fondue dans le paysage, semblable à celles qui, un peu partout dans la ville, abritent les services de sécurité. Un lieu évoqué avec effroi, jusque-là inaccessible au public comme aux avocats.
Ce jour-là, on y juge un jeune internaute kurde, Shiran Abdo, et un dissident célèbre, Aktham Naissé. Le premier, étudiant, croupit depuis un an dans une cellule pour avoir mis en ligne des photos des affrontements violents entre Kurdes et forces de l'ordre en mars 2004. Le second préside le comité pour la défense des libertés démocratiques et les droits de l'homme en Syrie. Il risque une peine de quinze ans pour propagation à l'étranger «de fausses nouvelles» et atteinte à l'image de l'Etat.
Aktham Naissé arrive à pied accompagné de plusieurs avocats, syrien, égyptien, jordanien. Il y a même un membre du barreau de Paris, venu en observateur, Emmanuel Altit, le représentant suisse d'une ONG contre la torture, des journalistes, des diplomates. Le dernier régime baasiste se trouve dorénavant sous haute surveillance. «Grâce aux fortes pressions de l'extérieur, notre mouvement est devenu très important», se réjouit Kamal al-Labouani, un opposant qui vient de passer trois ans en prison.
«Une dictature sans dictateur»
Chacun s'étonne de son audace, de l'attitude des policiers, qui ne chargent pas. Des Kurdes apatrides en profitent pour réclamer leur naturalisation. Un jeune dénonce «un système de terreur». Le chef d'un parti interdit accorde une interview. «Ce genre de rassemblement est très rare», souligne Matthew Lehrfeld, vice-consul américain, présent à tous ces défis lancés au pouvoir. Un an auparavant, il avait été interpellé avec des dizaines de manifestants. En mars, lors du dernier sit-in, la foule avait été bastonnée par des nervis. Pas cette fois.
Autre surprise, l'accusé peut pénétrer dans la cour avec sa suite. En gravissant les marches, un avocat fait part de son émotion : «A chaque fois, on repousse un peu plus loin les limites.» Au deuxième étage, le tribunal le plus redouté du pays se réduit à un couloir éclairé aux néons. Pas de public, donc pas de salle. Deux des juges sont en civil, le troisième en uniforme olive. Faute de place, les défenseurs se pressent sous leur nez comme devant un guichet.
Etrange procès sans débat, sans procès-verbal. Le réquisitoire a été prononcé à huis clos en décembre. Le greffier ne prend aucune note. Au bout de trois quarts d'heure de plaidoiries désordonnées, le président met fin à la séance en laissant entendre que la décision a déjà été prise. Sa leçon d'histoire de la région, délivrée à ses hôtes avant l'audience, a duré plus longtemps. «Du théâtre destiné aux étrangers», résume Me Altit. La défense, épatée d'avoir pu présenter ses arguments, n'en crie pas moins victoire.
Une formule revient dans toutes les bouches. La Syrie est devenue «une dictature sans dictateur», comme une horloge qui indiquerait plusieurs heures ou un broyeur à la mâchoire irrégulière. Jusqu'à son décès en juin 2000, Hafez el-Assad tenait son pays d'une poigne de fer. Son absence d'état d'âme, son art de la ruse forçaient même l'admiration d'un Kissinger. Son fils, Bachar, qui lui a succédé, ne possède ni sa férocité, ni son machiavélisme.
Ce jeune ophtalmologue, formé à Londres, est l'héritier improbable d'un trône destiné initialement à son frère aîné, Basel, un guerrier adulé par ses hommes, mort au volant de son bolide en 1994. Le cadet règne avec un «directoire, un système sicilien basé sur l'omerta, l'absence de lisibilité, formé par la famille et les chefs des services de sécurité», explique un diplomate. «Ce sont plusieurs mafias qui se disputent le pouvoir», affirme Haitham Maleh, un avocat défenseur des droits de l'homme.
Bachar suscitait pourtant, à ses débuts, de grands espoirs. A peine couronné, il avait libéré la parole, promis des réformes, relâché 600 prisonniers politiques, et laissé éclore des dizaines de forums de discussion, des salons où l'on refaisait le monde. C'était l'été. On s'en souvient comme du «printemps de Damas».
L'hiver est revenu brutalement, huit mois plus tard. Les principales figures de cette ouverture se sont retrouvées derrière les barreaux. Les forums ont tous été fermés, sauf un, «conservé comme un baromètre», selon l'un de ses organisateurs. Et puis, le Président, qui l'avait un jour cité en exemple de démocratie, n'a sans doute pas voulu se dédire. Dans un discours, il a fixé, lui-même, les «lignes rouges» à ne pas franchir, des limites qui épousent les contours de son pouvoir absolu.
«Comme un chat acculé»
Aujourd'hui, il n'y a plus de saison. «Un jour, il y a du soleil ; un autre, il pleut», dit Ibrahim Hamidi, le correspondant d'Al-Hayat, le grand quotidien arabe. Répression coexiste avec relâchement. L'arbitraire devient synonyme d'incohérence. Pressé par la communauté internationale, les Etats-Unis et la France en tête, chassé du Liban, encerclé de toutes parts, le régime louvoie, titube, multiplie les erreurs et les contradictions.
«Sa nature demeure tyrannique. Mais, il est comme un chat acculé qui rentre ses griffes. Il ne peut plus user de la violence comme par le passé», déclare Yassine Haj-Saleh, un intellectuel communiste détenu pendant seize ans. A l'instar des autres dissidents, il parle à voix haute et à visage découvert. «En ce moment, ça bouge de tous les côtés. Le tissu est en train de craquer. Le mécontentement, auparavant étouffé, s'exprime», note un diplomate. Hier encore, 100 intellectuels syriens ont réclamé dans une pétition des réformes politiques. Ces petites libertés, arrachées et non plus concédées, comme il y a cinq ans, apparaissent autant de signes de faiblesse.
Sur l'Internet, des dizaines de tribunes se créent sans autorisation et répercutent des attaques parfois d'une rare violence. Dans le même temps, le site d'un baasiste réformateur, Ayman Abdel Nour (1), qui pointait les carences du système, est fermé. Toujours les mêmes zigzags. «Lorsque les gens lisent sur le Web qu'il faut "tuer la famille Assad", ils se disent qu'ils ont affaire à des excités. Moi, ma critique est plus dangereuse car elle provient de l'intérieur», analyse Ayman Abdel Nour. Il envoie maintenant ses flèches acérées par e-mails.
«On a toujours peur», s'écrie le chercheur Hassan Abbas, assis dans un bistrot élégant du centre-ville. Il porte encore sur sa joue la cicatrice du coup reçu une nuit dans un bâtiment qu'il hésite à montrer, situé de l'autre côté de la place. «C'était alors le siège de la Sûreté étrangère. L'officier m'a giflé. Il avait une chevalière.» Les services continuent de le convoquer de temps à autre. «Sauf que, la dernière fois, le général m'a offert un café !»
La surveillance ne se relâche pas, elle se fait plus douce. L'appareil répressif reste intact. La loi 49 qui punit de mort l'appartenance aux Frères musulmans est toujours en vigueur. Tout comme l'état d'urgence, décrété lors du putsch baasiste de 1963, et «qui permet tout», s'écrie un juriste. D'après Haitham Maleh, le pays compte encore près de 2 000 prisonniers politiques, dont quelque 800 dans les divers culs-de-basse-fosse des organes de sécurité.
Sous la contrainte, le régime jure de faire peau neuve lors du congrès du Baas en juin. «Ce sera l'occasion de nouvelles avancées», affirme Mehdi Dakhlallah, le ministre de l'Information. Le parti serait prêt à se «syrianiser», en renonçant à sa structure panarabe, support idéologique à ses ambitions régionales aujourd'hui défuntes. Il envisagerait même de se baptiser social-démocrate. «Comme en Allemagne», ajoute le ministre. Le Baas pourrait aussi proposer la suppression de l'article 8 de la Constitution qui entérine sa suprématie sur la vie politique. «Tout est possible. Il n'y a pas de texte sacré.» Un autre interlocuteur prédit la libération imminente du député Riyad Seif, un homme d'affaires très populaire, embastillé pour avoir dénoncé l'accaparement de l'économie nationale par un cousin de Bachar, Rami Makhlouf.
Trop souvent déçus par le passé, les Syriens, comme les chancelleries, accueillent ces effets d'annonce avec méfiance. «Une perestroïka ? Cette prétention du pouvoir n'a jamais débouché sur quoi que ce soit», lance un juriste. Lorsqu'il voyait encore en Bachar un modernisateur, Jacques Chirac avait dépêché à sa demande des experts chargés d'établir un projet de réforme administrative. Peine perdue. «Leurs rapports, jamais traduits, ont fini à la poubelle», assure un proche du raïs.
«Plus de mille ans de prison»
«Ce régime ne se réformera pas de lui-même. Il faut maintenir la pression», insiste l'intellectuel Mohammed Ali Atassi. Une étreinte surtout externe. Très divisée, l'opposition ne constitue pas encore une menace. Malgré les rancoeurs causées par la corruption et un chômage de 30 %, «elle ne rassemble pas plus de 10 000 personnes», estime Ibrahim Hamidi. Si ses leaders n'hésitent pas à braver l'interdit, les simples citoyens restent encore tétanisés par le souvenir de la répression anti-islamiste qui avait fait au moins 20 000 morts à Hama en 1982. Malgré un horizon incertain, l'heure est à la fête au sein de la dissidence. Attablés dans un restaurant de la vieille ville de Damas, ils sont une centaine à célébrer le retour de l'artiste communiste Youssef Abdelké après vingt-quatre ans d'exil. Accompagnés au luth, ils reprennent en choeur une vieille chanson de cheikh Imam, chantre de la gauche égyptienne. Leurs cheveux ont le plus souvent blanchi à l'ombre des cachots. «A nous tous, on doit totaliser plus de mille ans de prison», déclare un convive.
Officiellement, les 30 000 exilés peuvent obtenir un passeport et regagner la Syrie. A leur descente d'avion, ils ne risquent en principe qu'un interrogatoire de quelques heures, voire deux-trois mois de détention. Youssef Abdelké n'est que le second grand opposant à oser sauter le pas. «J'ai franchi la douane sans même être convoqué. C'est bon signe.»
Après le chaud, le froid. Alors que ses oeuvres étaient montrées à Damas depuis deux décennies, il vient d'apprendre que le ministre de la Culture lui refuse l'autorisation d'exposer dans la plus grande salle de la ville s'il n'accepte pas son patronage. «J'ai toujours refusé. Je ne vais pas céder maintenant !» A une semaine du vernissage, il doit tout annuler. La force de l'arbitraire, c'est d'être impénétrable.
(1) All4Syria. org
http://www.liberation.fr/page.php?Article=295558