Le boomerang kurde


20 décembre 2007 | JACQUES HUBERT-RODIER

Quatre-vingt-cinq ans après la fin de l'Empire ottoman, la « question kurde » ressurgit au centre des préoccupations du Moyen-Orient, créant des tensions entre les Etats-Unis et leur allié turc, et menaçant d'ouvrir un nouveau front au nord de l'Irak.

Après avoir mené pendant plusieurs semaines des incursions en territoire irakien et déployé quelque 100.000 soldats le long de la frontière, l'armée turque a lancé dimanche une spectaculaire offensive aérienne jusqu'à 90 kilomètres à l'intérieur de l'Irak contre des bases de rebelles qui se servent du nord de l'Irak pour lancer des opérations meurtrières de guérilla contre la Turquie. Mardi, quelque 300 soldats turcs ont pénétré à l'intérieur de l'Irak. Ces raids, qui ont reçu un feu vert tacite des Etats-Unis, interviennent à un moment crucial : grâce notamment à l'arrivée de renforts militaires américains, la situation en Irak s'est stabilisée dans les autres régions, au centre et au sud. Une stabilisation qui demeure encore très fragile.

Paradoxalement, pourtant, le retour de la « question kurde » est l'un des effets « collatéraux » de l'invasion américaine de l'Irak en 2003 qui a ravivé les tensions communautaires et ethniques dans toute la région.

L'un des risques serait une proclamation d'un Etat kurde indépendant dans le nord de l'Irak qui pourrait avoir un effet en chaîne en encourageant des revendications similaires dans les autres pays où sont installés des Kurdes. Ce qui serait, dans les conditions actuelles, « suicidaire », selon nombre de spécialistes. Car cette perspective est intolérable aussi bien pour la Turquie que pour l'Iran et présente une menace pour l'intégrité de l'Irak.

La situation demeure explosive à Kirkouk où les violences ethniques essentiellement entre Kurdes et Arabes sunnites se poursuivent en cette fin d'année. Les Kurdes irakiens revendiquent comme partie intégrante de leur région la riche ville pétrolière du nord de l'Irak où existent aussi une communauté turkmène qu'Ankara veut protéger et une communauté arabe, installée par Saddam Hussein. Dans une course contre la montre, l'ONU se livre à de complexes pressions pour tenter de repousser un référendum, prévu par la nouvelle Constitution, sur le statut de Kirkouk. Cette situation pourrait être un résumé de ce que la région connaîtrait si les passions anciennes se réveillaient. Car la chute des grands empires a laissé des blessures.

Aujourd'hui, contrairement aux promesses faites après la Première Guerre mondiale, les Kurdes se considèrent toujours comme « une nation sans Etat ». Une nation forte de 30 à 35 millions de personnes, selon des estimations très variables, réparties sur quatre pays : en Turquie (de 15 à 20 millions environ), en Iran (8 millions), en Irak (5,5 millions), en Syrie (1,5 million). Le « peuple kurde, estime ainsi Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de Paris, dans un article (1) pour son organisation, est victime de sa géographie, de l'Histoire et aussi sans doute du manque de clairvoyance de ses propres dirigeants ». Pour lui, c'est « sans doute la population qui a payé le plus lourd tribut, qui a souffert le plus du remodelage de la carte du Proche-Orient ».

Plus de quatre ans après la chute de Saddam Hussein, ce remodelage fait toujours ressentir ses effets. Les Américains ont cru qu'ils pourraient reconstruire l'Irak en s'appuyant sur les victimes de l'ancienne dictature, chiites et kurdes, « sans voir que ce type de reconstruction à la libanaise génère des exclus », en l'occurrence la minorité arabe sunnite, affirme ainsi Pierre-Jean Luizard, du CNRS et spécialiste de l'Islam et de l'Irak dans la revue « Pour l'intelligence du monde » (2).

Or ce risque d'« implosion » d'un pays dont l'unité avait été maintenue jusqu'en 2003 par « l'institutionnalisation de la domination des sunnites » sur le reste de la population, selon les mots du chercheur, a fait renaître la tentation d'indépendance dans le Kurdistan irakien, déjà protégé par l'Amérique après la première guerre du Golfe de 1991.

Cette renaissance d'un sentiment national dans le Kurdistan irakien s'est répandue au-delà de la frontière en Turquie.

C'est un autre paradoxe de l'expédition américaine en Irak, vendue par le président George W. Bush comme la poursuite de la « guerre contre le terrorisme », d'avoir fait renaître le PKK, le Parti des travailleurs kurdes, considéré par l'Amérique et l'Union européenne comme une organisation terroriste. On avait très largement donné cette organisation comme moribonde après l'arrestation de son leader Abdullah Öcalan en 1999.

Aux yeux des Kurdes irakiens, une communauté dont est issu l'actuel président de l'Irak, Jalal Talabani, les Kurdes turcs sont des « frères » et Bagdad refuse de démanteler leurs bases en Irak. L'Amérique est restée sourde aux demandes de la Turquie de frapper ces bases et n'a donné que tacitement un feu vert à son allié pour lancer son offensive aérienne.

Pour Ankara, cette renaissance intervient, comme le soulignait récemment Dorothée Schmid, chercheuse à l'Institut français des relations internationales (Ifri) (3), à un mauvais moment. Celui où la Turquie entame avec Bruxelles des négociations sur de « nouveaux chapitres » d'adhésion à l'Union européenne. Cette crise avec l'Irak, souligne-t-elle, ne peut que renforcer le camp de ceux qui s'opposent à une entrée de la Turquie dans l'Union. « Regardez ce qui se passe aux frontières de la Turquie, pourront-ils faire valoir », ajoute-t-elle.

Mais il y a d'autres conséquences internes à la Turquie. Pour l'armée turque, en perte de vitesse face au pouvoir civil et qui redoute d'être diluée dans la société, selon la chercheuse, c'est un moyen d'agiter à nouveau la menace selon laquelle « le démembrement de la Turquie est toujours à l'ordre du jour ».

Les zones montagneuses à la frontière de l'Irak ne sont en outre pas les seules à risque. Une très forte communauté kurde vit aujourd'hui à Istanbul et dans sa région. Une petite partie de cette communauté ne sera-t-elle pas sensible à l'appel du PKK ? Evidemment la « question kurde » ne se résume pas au PKK. Mais, notait Dorothée Schmid, la vingtaine de députés kurdes élus comme indépendants au Parlement turc n'a pas souhaité se désolidariser du PKK et n'a pas condamné leurs dernières actions.

Certes, comme veut le croire la majorité des spécialistes de la région, la Turquie n'envahira vraisemblablement pas le nord de l'Irak, mais elle devrait poursuivre ses incursions. Certes, encore, l'Amérique fera tous ses efforts pour ne pas envenimer la situation avec son allié turc. Mais ils sont tous deux sur la corde raide. La résurgence du PKK est aussi une occasion pour l'Iran de tenter de faire un front commun antiterroriste avec la Turquie et sortir un peu de son isolement international. Le Moyen-Orient est bien toujours un grand puzzle. Et la question kurde un véritable boomerang de l'Histoire.