Photographie fournie par les services de l’ayatollah Khamenei, au centre sur l’image, avec à sa gauche le général Ghassem Soleimani, en mars 2015. HO / AFP
lemonde.fr | Louis Imbert | Publié le 03 janvier 2020
Le militaire iranien était à l’origine des milices chiites en Irak et des forces iraniennes en Syrie qui ont tenu à bout de bras le régime de Bachar Al-Assad.
Depuis quarante ans qu’il arpentait les terrains de guerres de la région, Ghassem Soleimani n’avait cessé d’exprimer son dégoût à l’idée de connaître une mort paisible, chez lui à Téhéran. L’un des hommes les plus puissants du Moyen-Orient, général iranien deux étoiles, patron des opérations extérieures de Téhéran au sein de la Force Al-Qods des gardiens de la révolution, a été abattu sur le sol de son premier conflit, en Irak. Il est mort à 62 ans, brûlé dans une frappe américaine près de l’aéroport de Bagdad, dans la nuit du vendredi 3 janvier.
« Le champ de bataille est le paradis perdu de l’humanité. Le paradis où la vertu et les actes des hommes sont au plus haut », lançait-il encore en 2009, devant une caméra de télévision. Par la violence, par la patience et par un sens politique aigu, cet exécutant de la puissance iranienne a largement contribué à remodeler le Proche-Orient, en cimentant l’axe d’influence iranien de l’Irak à la Syrie et au Liban.
Ghassem Soleimani est le fils d’un paysan pauvre des montagnes de Kerman, dans le sud de l’Iran. Dès ses 13 ans, il est ouvrier sur les chantiers de construction du chef-lieu de province. Petit et bien bâti, passionné de culturisme et pieux, il porte pantalons pattes d’éléphant et cols pelle à tarte. Un an après la révolution de 1979, l’agression de la toute jeune République islamique, ordonnée par le dictateur irakien Saddam Hussein, le précipite dans la guerre. Il n’en sortira plus jamais.
Réseaux de résistance
Ghassem Soleimani s’engage dans un corps de volontaires fraîchement créé, qui réunit des nationalistes, des voyous et des religieux : les gardiens de la révolution. Il se distingue derrière les lignes ennemies, en menant des missions commando de reconnaissance. Cette guerre, qui durera huit ans et fera 500 000 morts des deux côtés, lui apprend le mépris de l’Occident, qui soutient le militaire Saddam Hussein contre la République islamique. Au sortir du conflit, Soleimani prend la direction des gardiens dans sa région natale, puis à la frontière afghane. Il se verra confier la direction de la Force Al-Qods à la fin des années 1990, peu après la prise de pouvoir des talibans à Kaboul.
Leur régime sunnite fondamentaliste est une menace pour Téhéran. Contre eux, Soleimani soutient des réseaux de résistance dans le pays, mais son salut viendra d’un allié inattendu. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis se préparent à envahir l’Afghanistan. En pragmatique, le général ose plaider en faveur d’une collaboration avec Washington, devant le Conseil suprême de sécurité nationale iranien. Il veut aider le « grand Satan » à renverser les talibans. Dès l’automne, ses envoyés transmettent à de hauts diplomates américains, dans un hôtel de Genève, des cartes d’Afghanistan, des relevés de positions militaires des talibans et même des propositions de plans d’attaque.
Cette entente, consacrée par la chute de Kaboul en novembre 2001, sera éphémère. Deux mois plus tard, le 29 janvier 2002, le président américain, George W. Bush, prononce son discours sur l’« axe du Mal ». L’Iran y figure aux côtés de l’Irak et de la Corée du Nord. La Maison Blanche se prépare à conquérir Bagdad et à faire chuter Saddam Hussein. Un vent de panique souffle sur le régime iranien, qui craint d’être le prochain sur la liste.
Pour l’heure, cependant, il y a encore une occasion à saisir. En démettant Saddam Hussein, en avril 2003, l’Amérique débarrasse Téhéran de son pire ennemi. Elle porte au pouvoir l’opposition irakienne chiite, dont les principaux dirigeants restaient en exil à Téhéran. Leur « officier traitant » n’y était autre que Ghassem Soleimani.
C’est lui qui négocie alors avec des diplomates américains la formation du premier gouvernement intérimaire. Lui aussi qui forme, discrètement, le réseau de milices chiites qui plongera dès 2004 dans la guerre civile irakienne, conséquence d’une occupation américaine mal pensée et mal exécutée. Mais l’Iran et Ghassem Soleimani y prennent leur part.
Selon Washington, le général aurait alors conseillé au dictateur syrien, Bachar Al-Assad, allié indéfectible de Téhéran, d’ouvrir sa frontière aux djihadistes sunnites venus du monde entier pour combattre les forces américaines en Irak. Plus le pays s’enfonce dans le chaos, plus le risque d’une invasion américaine de l’Iran voisin s’éloigne.
En 2011, la guerre civile apaisée, l’armée américaine quitte l’Irak. Ghassem Soleimani y fait désormais office de proconsul. Son bilan n’est pas brillant. Le gouvernement chiite, mené par des alliés corrompus et sectaires, s’aliène la minorité sunnite. Ils précipitent le retour en force du djihad sunnite et le triomphe de l’organisation Etat islamique, qui s’empare de Mossoul, la grande ville du Nord, à l’été 2014.
Ghassem Soleimani se rend immédiatement à Bagdad pour aider à prévenir la chute de la capitale. Il devient alors un personnage public. En visite sur les lignes de front, il multiplie les selfies avec les miliciens. Il rassure l’opinion iranienne, qui craint les guerres dans lesquelles ses voisins s’enfoncent. Washington présente alors le général comme l’homme qui a ruiné le Moyen-Orient.
Galaxie de milices chiites
Soleimani est plutôt l’homme qui est resté debout dans les ruines de la région. Depuis 2012, il dirige en Syrie les forces iraniennes qui tiennent à bout de bras le régime Assad, tentant d’écraser la révolution puis l’insurrection syrienne. Il y déploie une galaxie de milices chiites alliées : de 20 000 à 25 000 combattants iraniens mais surtout irakiens, afghans et syriens, emmenés par le Hezbollah libanais.
A Téhéran, ses faits d’armes ont fait de Soleimani le personnage public le plus populaire du pays, y compris parmi les critiques du régime
Cette internationale chiite suffit à endiguer l’insurrection, mais pas à la vaincre. A l’été 2015, Ghassem Soleimani est dépêché en urgence à Moscou : devant le président Vladimir Poutine, il déploie des cartes de la Syrie. Il prépare l’entrée en guerre du grand allié russe, qui finira par écraser la révolution syrienne. En décembre 2016, au lendemain de la chute d’Alep, le bastion des rebelles syriens, Soleimani se fait photographier sous la citadelle de la ville en vainqueur.
A Téhéran, ses faits d’armes ont fait de lui le personnage public le plus populaire du pays, y compris parmi les critiques du régime. Il était l’une des rares figures, au sein de l’Etat, encore capable de rassembler la population. Certains voient désormais en lui un Napoléon, prêt à entrer en politique, auréolé de sa gloire militaire.
Dès 2016, le héros national fait taire la rumeur en annonçant qu’il ne serait pas candidat à la présidentielle, prévue l’année suivante, contre le diplomate et modéré Hassan Rohani. Il restera un « soldat jusqu’à la fin de [sa] vie, si Dieu le veut ». Mais la propagande officielle continue de rehausser sa stature.
Peut-être aurait-il eu sa chance à la présidentielle de 2021, alors que le chaos régional finit par rattraper Téhéran. Le pays se vit désormais en guerre, sous les sanctions américaines démultipliées par le président Donald Trump. En l’assassinant à Bagdad, les forces américaines ont mis un terme à ces spéculations.