Les soldats qui filtrent les véhicules portent l’uniforme irakien. « Mais ils sont tous kurdes ! » reconnaît le colonel Hussein, qui commande les gardes- frontières du nord- ouest du Kurdistan. Son bureau est décoré d’un portrait de Moustapha Barzani, le père de l’indépendance, vêtu comme un bandit de grand chemin, avec son turban étroit, une cartouchière et un poignard au- dessus de la large ceinture traditionnelle.
Frères ennemis reconciliés
Depuis la fin du mois de mai, les Américains ont confié aux Kurdes la sécurité de leurs provinces. Cette décision est une étape symbolique dans la construction du premier État kurde de l’histoire. Ses prémisses datent de la défaite de Saddam Hussein dans la guerre du Golfe, en 1991. Mises à l’abri des représailles irakiennes par un parapluie aérien américain, les provinces kurdes se sont développées séparément du reste de l’Irak. La chute du régime baasiste, en 2003, a offert une chance historique de parvenir à l’indépendance à la plus grande nation sans État du Moyen- Orient.
Prudents, les Kurdes s’abstiennent de la proclamer officiellement. Malgré le soutien des Américains, aux côtés desquels ils se sont rangés, les Kurdes craignent encore les réactions de leurs puissants voisins, l’Iran, la Syrie, l’Irak et surtout la Turquie, où se répartissent 25 millions de Kurdes. Ces États n’ont jamais cessé de réprimer leurs propres communautés kurdes, tout en attisant le séparatisme chez leurs voisins. Proclamer l’indépendance totale risque de susciter des réactions violentes.
Les dirigeants kurdes préfèrent avancer masqués, fidèles à leur maxime héritée de décennies de répression : « Les montagnes sont les meilleures amies de notre peuple.»
Les deux frères ennemis, Jalal Talabani et Massoud Barzani, dont les organisations rivales, l’Union patriotique du Kurdistan ( UPK) et le Parti démocratique du Kurdistan ( PDK) s’étaient livrés une guerre civile dans les années 1990, ont enterré leurs querelles intestines après la chute de Saddam Hussein ; ils se sont réconciliés pour se partager les rôles. Talabani est devenu en 2005 le président de l’Irak, et le seul chef d’État non arabe d’un pays membre de la Ligue arabe. Depuis Bagdad, il équilibre les mises : tout en jouant la carte de l’unité de l’Irak, il veille au maintien du système fédéral mis en place par la nouvelle Constitution, qui donne un statut de quasi- autonomie au proto- État kurde.
Le Kurdistan utilise toujours le dinar irakien et dépend largement du budget de Bagdad. La nouvelle Constitution assure la répartition des revenus pétroliers au prorata de la population des diverses provinces irakiennes. Elle bénéficie largement aux Kurdes, qui reçoivent 17 % des recettes, somme non négligeable avec un baril de pétrole qui frôle les 100 dollars.
Massoud Barzani, fils de Moustapha Barzani, est quant à lui devenu le président du gouvernement de la région kurde, dont le PDK et l’UPK se sont réparti les ministères. Sans aborder ouvertement la question de l’indépendance, il a, en quelque sorte, fait sien le mot de Gambetta à propos de l’Alsace- Lorraine : « Y penser toujours, n’en parler jamais. » Tout en prévenant régulièrement que l’indépendance restait une option si l’Irak devait basculer dans la guerre civile, sans que la définition d’une telle guerre soit clairement établie, le gouvernement de la région kurde s’est depuis quatre ans employé à construire un État autonome.
Les manuels d’histoire ont été les premiers à intégrer des changements radicaux. « À l’école, on nous a longtemps appris l’histoire du monde arabe, combien la civilisation arabe était brillante, et comment la nation irakienne avait été fondée sur le nationalisme arabe » , explique Kassem, journaliste à l’hebdomadaire anglophone Kurdistan Times. À présent, les livres de classe parlent de l’histoire des Kurdes. Ils rappellent comment les promesses de création d’un Kurdistan indépendant sur les décombres de l’Empire ottoman, inscrites dans le traité de Sèvres en 1920, furent trahies en 1923 au traité de Lausanne. Les amis de la cause kurde sont mis à l’honneur : il existe une place Danielle- Mitterrand à Dohouk, une avenue François- Mitterrand à Erbil. La pratique de l’arabe a reculé, au profit du kurde et de l’anglais, devenus les deux premières langues de l’enseignement.
Un boom du bâtiment
Des lignes aériennes avec l’étranger ont été ouvertes, reliant directement Erbil à Vienne ou à Francfort, et l’on passe la douane de l’aéroport flambant neuf de la ville sans visa irakien. Des consulats kurdes ont été établis dans les principales capitales étrangères. Quelques pays entretiennent déjà des représentations diplomatiques au Kurdistan. La France, qui possède un centre culturel à Erbil, y envisage l’ouverture d’un consulat.
Les chaînes de télévision sont kurdes, et si l’indicatif téléphonique reste celui de l’Irak, les compagnies de téléphonie mobile sont kurdes. Les pechmergas, ces guérilleros qui ont longtemps hérité de la réputation de pillards de leurs ancêtres, qui remonte à Xénophon et Marco Polo, ont été intégrés dans des forces régulières disciplinées ; ils ont troqué leurs pantalons bouffants et leurs cartouchières contre des uniformes américains.
La sécurité relative qui règne dans les provinces kurdes a beaucoup joué en faveur de leur essor économique. Le contraste entre Erbil et Bagdad ne saurait être plus frappant. Alors que la capitale irakienne s’est couverte, avec la guerre civile, de murs et de barbelés, de champs d’ordures et d’herbes folles, Erbil a pris des allures de ville prospère. Les rues sont propres, l’aéroport est bien organisé. « C’est la deuxième capitale de l’Irak » , explique un diplomate européen venu à Erbil le mois dernier à l’occasion de la troisième foire internationale. On y croisait, dans les stands, des hommes d’affaires occidentaux, turcs, arabes et iraniens. C’est la seule région d’Irak où les investisseurs étrangers peuvent encore travailler.
Autour de la forteresse circulaire qui dresse ses murs de brique sur un tell au- dessus de la vieille ville, si ancienne qu’on ne sait même plus à quelle date elle fut fondée, une forêt de grues a poussé. Un immense centre commercial est en construction depuis deux ans. Barzani et son clan se sont lancés dans les affaires, plus ou moins légales.
Le bâtiment est de loin le secteur le plus florissant du nouveau Kurdistan. Autour de la ville, des compagnies de construction édifient à tour de bras des lotissements inspirés des banlieues américaines, vantant un « environnement pacifique » . Car la paix relative qui règne au Kurdistan a favorisé l’afflux de réfugiés depuis le reste de l’Irak. Souvent aisés, tout comme les Kurdes exilés en Europe ou en Australie et qui reviennent investir au pays, ces nouveaux habitants ont fait s’envoler la demande de logements.
Les minorités religieuses sont relativement bien traitées au Kurdistan. Aux quelque 50 000 chrétiens vivant dans ces contreforts montagneux, chaldéens et assyriens, les premiers, rattachés à l’Église catholique, les seconds, issus d’une très vieille branche de la chrétienté, se sont ajoutés des réfugiés fuyant Bagdad et les persécutions religieuses. « C’est le dernier endroit sûr d’Irak » , dit Boutros Behnam, un chrétien venu de Bagdad il y a deux ans. « Dans mon quartier de Doha, on ne savait même plus qui était notre ennemi, qui allait nous tuer. Ici, c’est la paix » , explique cet homme, qui n’a qu’une plainte : « souffrir du froid en hiver » .
Tolérance religieuse
« Nous avons été si souvent trahis au cours de l’histoire que nous restons prudents. Il n’est pas impossible qu’une fois encore les grandes puissances qui nous entourent se mettent d’accord à nos dépens » , dit Kassem. dit Mgr Rabbane, l’évêque de Dohouk, qui sillonne son diocèse au volant d’une puissante berline allemande. Ce prélat très politique a fait construire des dizaines de villages pour accueillir les nouvelles populations. Leurs maisonnettes multicolores vont autant aux chrétiens qu’aux autres confessions. L’évêque est accueilli partout à bras ouverts, embrassant les militaires kurdes. « Vous savez pourquoi tous nos voisins sont jaloux ? lui demande un colonel kurde qui l’accueille dans son campement à l’ombre d’un verger. C’est parce que nous sommes en paix. »
Pris entre un ombrageux voisin turc, qui menace d’une intervention militaire le Kurdistan si les séparatistes kurdes du PKK réfugiés dans les provinces du nord de l’Irak ne sont pas désarmés, un Irak en plein chaos et un Iran engagé dans un bras de fer avec les Américains, le quasi- État kurde indépendant reste cependant une construction fragile.
Les yézidis, adeptes d’une religion d’influence zoroastrienne, accusés par les musulmans d’être des adorateurs du diable, et les Turcomans, population d’origine turque installée dans la région, constituent les deux autres grandes minorités de ces provinces, qui vivent en bons termes avec les Kurdes, dont le sunnisme a résisté à l’influence radicale islamiste. La plupart des femmes vont sans voile, et les mosquées restent cantonnées dans leur rôle religieux.
« Je préfère parler de Kurdistanais plutôt que de Kurdes, pour désigner les habitants du Kurdistan » , dit Kassem.
Adrien Jaulmes
(envoyé spécial à Erbil)
La région autonome kurde s’approprie ses ressources pétrolières Défiant le gouvernement de Bagdad, les autorités du Kurdistan irakien viennent d’approuver la signature de sept contrats pétroliers dans leur région. Les sept blocs ont été attribués aux compagnies OMV Aktiengesellschaft, MOL Hungarian Oil and Gas PLC, Gulf Keystone Petroleum International Limited, Kalegran Limited et Reliance Energy Ltd, ou à leurs filiales. Avec la signature de ces contrats de partage de production pétrolière, « une vingtaine de compagnies pétrolières internationales vont désormais opérer au Kurdistan irakien », s’est félicité le ministre kurde des Ressources naturelles, Ashti Hawrami. Selon lui, la signature marque « une étape majeure vers l’objectif de produire un million de barils par jour » au Kurdistan. |