Vu du Kurdistan d'Irak, doté d'une quasi-indépendance, le procès de Saddam Hussein, ajourné au 28 novembre, ne doit être que le début d'un long processus judiciaire. Mohammed Ihsan, ministre des droits de l'homme du Kurdistan d'Irak, en prépare activement la suite : le volet kurde en l'occurrence.Boulanger chez les peshmergas (combattants kurdes) au sortir de l'enfance, puis longuement en exil à Londres, ce docteur en droit de 39 ans est un des rares spécialistes irakiens de justice internationale. Il a travaillé avec Amnesty International, Human Rights Watch et surtout Indict - le comité basé à Londres qui préparait un procès international de Saddam Hussein des années avant la chute du dictateur.
De retour au Kurdistan, le ministre Ihsan doit adapter son expérience aux faits accomplis sur le terrain - notamment à l'existence du Tribunal spécial irakien (TSI). Et se débattre avec l'inadaptation générale des hommes et des moyens à un procès de cette ampleur. Mais s'il déplore la "mauvaise organisation" du lancement du procès à Bagdad, avec ses problèmes techniques de transmissions et "l'incapacité à assurer un transport des témoins", il récuse tous les doutes sur la légitimité du TSI, issu en droite ligne de résolutions de l'ONU, et sur sa capacité théorique de mener le procès à bien.
FOSSES COMMUNES
Mohammed Ihsan rappelle d'abord que "les voix critiques n'ont pas d'autres solutions à proposer". La Cour pénale internationale n'a pas de compétence rétroactive et l'Irak n'est pas signataire du traité de Rome, alors qu'un tribunal ad hoc, comme pour l'ex-Yougoslavie, aurait exigé un vote au Conseil de sécurité "que la France, la Chine ou la Russie auraient bloqué". L'idée fut alors un tribunal mixte, avec des juges irakiens et internationaux. Mais la participation de ces derniers fut compromise quand le gouvernement irakien a réintroduit la peine de mort. Ne restait que la solution d'un tribunal irakien, et ce fut le TSI.
Les magistrats et avocats kurdes, aidés par diverses organisations de victimes, tous mobilisés depuis près de deux ans, ont réparti toutes les plaintes autour de quinze instructions. Elles doivent faire l'objet d'autant de procès à venir, si possible au Kurdistan, où le TSI a ouvert deux bureaux et nommé quatorze magistrats. L'un d'eux - qui n'a révélé sa fonction qu'à sa famille et à quelques très proches amis, bien que la sécurité ici soit incomparablement meilleure qu'à Bagdad - a énuméré pour Le Monde les quinze dossiers. Ils vont du massacre, en 1979, de quelque 10 000 Kurdes chiites (faïlis ), et de l'expulsion de 750 000 d'entre eux vers l'Iran, aux répressions de 1991. En passant par le massacre de 8 000 hommes du clan Barzani, les campagnes d'Anfal, les gazés de Halabja et plusieurs dossiers spécifiques pour les disparus (350 000 cas), les viols, les dommages à l'environnement, etc.
Pour cela, des dizaines de milliers de témoignages et de documents ont été recueillis. Le volet le plus ardu étant le travail sur les fosses communes - celles où furent ensevelis les Kurdes se trouvant dans les déserts du sud de l'Irak, en zone a priori hostiles, et commencent seulement à être découvertes. Le ministre Ihsan y passe des semaines "avec une équipe réduite, pas assez de médecins légistes et peu de matériel, nous faisons tout à la main" , dit-il. Les emplacements sont trouvés surtout grâce aux diverses archives. Il y a celles prises au Kurdistan en 1991 dans les caves de la Sécurité et consultables depuis à l'Université de Denver au Colorado - "on y trouve notamment les cassettes montrant les tortures et exécutions, envoyées à Saddam par ses subordonnés pour prouver que ses consignes ont été bien suivies", rappelle le ministre.
Il y a aussi les 13 tonnes de documents saisis en 2003 à Bagdad, au milieu desquels Mohammed Ihsan a travaillé quatre mois. "Beaucoup de pièces sont accablantes pour Saddam et ses exécuteurs, avec des noms et les chaînes de commandement, comme s'ils étaient fiers de leurs crimes et pensaient leur régime éternel" , souligne-t-il. Pour Mohammed Ihsan, le procès doit "amener le pays à affronter son passé difficile, condition à toute réconciliation". Avec le risque de creuser encore les fossés interconfessionnel et ethnique ? "On ne peut pas le prédire, mais fuir la vérité ne fera que maintenir ces fossés. Il faut l'affronter. Les chefs des tueurs actuels sont pour la plupart ceux qui ont présidé aux tueries sous Saddam. Pour que cela cesse, les responsables doivent avoir un nom et être punis."
Sophie Shihab