Réalisé par les plus grands spécialistes de l'Irak, "le Livre noir de Saddam Hussein" * fait le bilan des crimes contre l'humanité commis par le dictateur au cours de ses trente-cinq ans de pouvoir. En exclusivité, "Le Figaro Magazine" vous présente des extraits de cet ouvrage, publié par Oh ! Editions. En librairie le 5 septembre.
il ne fallait pas moins de 23 auteurs internationaux, avocats, sociologues, professeurs de droit, de sciences politiques, historiens, économistes, mais aussi journalistes, magistrats, députés, médecins, archéologues, et victimes de Saddam Hussein pour composer ce «livre noir» sous la direction de Chris Kutschera, spécialiste du Moyen-Orient et des Kurdes. Analyses et témoignages déclinés en sept parties : un régime contre son peuple ; la répression des chiites ; le génocide des Kurdes ; les guerres d'Iran et du Koweït ; les réseaux pro-irakiens ; le bilan de trente-cinq ans de dictature ; quelle justice pour Saddam Hussein ?
Saddam est d'abord un personnage auquel on voue un véritable culte, explique le journaliste irakien Zuhair al-Jezairy.
Pour convaincre les masses du caractère unique du leader et de son infaillibilité, il faut façonner, ou refaçonner, leur imagination. Durant ce processus, la peur et la propagande sont si intimement mêlées dans la pratique et dans les esprits qu'en redéfinir les frontières semble impossible. Outre les fêtes et les défilés utilisés pour ce remodelage, un effort permanent et quotidien se poursuit pour imposer à la génération montante la sensation de l'omniprésence de l'homme unique qui domine tous les aspects de son existence. Dans ce contexte, le portrait sert d'instrument principal.
Avec des médias strictement contrôlés, le public n'a jamais l'occasion d'apercevoir ce que cachent les portraits du Président. C'est dans un journal étranger que j'ai vu pour la première fois des rides sur le visage de Saddam Hussein. Les Irakiens, qui n'ont pas accès à la presse interdite, ne voient leur Président que par les yeux du réalisateur de télévision : en 1980, un homme se mit sur le chemin du cortège du Président en route pour un meeting d'étudiants. Toujours vigilants, les gardes du corps tirèrent immédiatement sur l'intrus pour découvrir plus tard que le corps gisant sur le sol dans une mare de sang était celui d'un vieillard qui désirait présenter une pétition au Président. Quelques minutes plus tard, le cadavre avait été enlevé pour permettre au programme du chef de l'Etat de se dérouler comme prévu. Le jour même, la télévision montra celui-ci parlant aux étudiants. Il riait, plaisantait et évoquait sa jeunesse comme si de rien n'était.
L'importance que Saddam attachait à son image se manifesta très clairement lors du tournage du film les Longs Jours, qui rend compte de la part qu'il prit à la tentative d'assassinat du président Abdel Kerim Kassem, en octobre 1959. Désirant que le héros donne quelque signe de faiblesse humaine, le réalisateur égyptien, Tawfiq Saleh, demanda à l'acteur incarnant Saddam de faire une petite grimace de douleur au moment où une balle était extraite de sa jambe sans anesthésie. Saddam visionna le film avant sa parution et se déclara mécontent de cette scène. Ayant été convoqué, le médecin qui avait pratiqué l'opération dans la réalité déclara, naturellement, que le vrai Saddam était resté impassible. La scène fut supprimée afin de préserver la dignité de l'idole.
Il était impossible pour le symbole de laisser paraître une faiblesse semblable à celle des gens ordinaires. Quant à l'acteur qui incarnait Saddam Hussein, Saddam Kamel (gendre de Saddam Hussein), il fut hors de question pour lui d'accepter de jouer un autre rôle, qui risquait d'être secondaire et donc insignifiant.
Symbole de la dictature : la prison d'Abou Ghraïb. Petit-neveu de l'ayatollah chiite Mohsen al-Hakim, Abdoul Hadi al-Hakim est arrêté le 10 mai 1983, avec quatre-vingt-dix membres de sa famille. Seize d'entre eux sont exécutés. Les autres aboutissent à Abou Ghraïb...
Nous avons été transportés dans des bus dont les vitres étaient noircies. Vingt-deux d'entre nous ont été enfermés dans la cellule des tuberculeux. Nous avions élu l'ayatollah Mohammed Saïd al-Hakim comme chef de cellule - laquelle mesurait 4 mètres sur 6. Il y avait un petit ventilateur et une petite fenêtre, par laquelle on voyait la lumière. Il n'y avait pas d'eau courante et, pour toilettes, un trou dans un coin, où nous faisions la queue. L'odeur était terrible. Nous avons divisé la pièce. Chaque détenu avait un espace de 50 centimètres de large pour manger, dormir et prier. Nous n'avions pas de placards. Pour libérer de l'espace, on faisait de la «colle» avec du savon et du sucre, et on accrochait avec cela nos sacs aux murs. Un jour, il faisait très humide, tous les sacs sont tombés au milieu de la nuit...
Dans notre bâtiment, la plupart des prisonniers avaient été condamnés à la prison à vie pour activités religieuses. Il y avait un seul Arabe sunnite, les autres prisonniers étaient des chiites, il y avait aussi des Kurdes faylis (chiites) et des Turkmènes chiites. Tout était terrible, mais le pire, c'était la crainte d'être exécuté, surtout pendant les deux premières années. Chaque fois que l'on entendait le verrou, que la porte s'ouvrait, tout le monde gardait le silence, cela pouvait être le moment de partir, pour moi, pour un autre... Nous avons été libérés le 7 juillet 1991 (cinq mois après la fin de la guerre du Golfe). Après avoir passé huit ans en prison sans avoir été inculpés, sans avoir été présentés devant un tribunal, sans avoir été jugés. On ne nous a jamais dit : «Vous avez commis tel crime !» Un jour, ils m'ont emmené avec les dix aînés de notre groupe à la prison de Radouaniya. Saddam Kamel est venu nous voir avec des gardiens et des responsables des divers services de sécurité. Il nous a demandé nos noms, nos professions. Et puis il nous a dit : «On va vous libérer. Ne racontez à personne ce qui vous est arrivé, si quelque chose de mal vous est arrivé... On aura peut-être besoin de vous rappeler, ne vous inquiétez pas, juste pour une petite conversation.» Et nous avons été libérés. J'étais heureux d'être libre, mais je passais d'une petite prison à une grande prison, avec des yeux qui me surveillaient. Je pensais que je n'étais pas libéré pour de bon, et que si je retournais en prison, ce serait pour y être exécuté. Aussi j'ai décidé de m'échapper d'Irak, en août 1992. Le moment où j'ai franchi la frontière, je me suis senti vraiment libre, et je me suis prosterné...
Françoise Brié, chargée de mission pour des ONG, évoque l'utilisation des armes chimiques.
Lors du conflit avec l'Iran, une première utilisation de gaz lacrymogènes par l'Irak, en 1982, fut suivie à partir de 1983 de celle, massive et systématique, de vésicants et de neurotoxiques. Durant cette période, non seulement des milliers de soldats iraniens furent atteints par les armes chimiques, mais, pour la première fois dans l'Histoire, un gouvernement, en l'occurrence celui de l'Irak, retourna des armes de destruction massive contre sa propre population, en majorité des civils kurdes habitant dans le nord du pays. A la suite de ces événements, deux millions de civils terrorisés, majoritairement kurdes, mais aussi arabes chiites et assyro-chaldéens, vont fuir au printemps 1991 dans les pays voisins de l'Irak. Comme l'espérait le régime irakien, le dépeuplement de régions non soumises à son diktat fut total...
Les agents chimiques peuvent être classés en trois catégories : les irritants, comme les gaz lacrymogènes ; les incapacitants psychiques ou physiques ; et les agents létaux qui provoquent la mort, classés en plusieurs groupes, vésicants, suffocants, asphyxiants, neurotoxiques. Les vésicants, comme l'ypérite, produisent sur la peau et les muqueuses des brûlures caractéristiques. Ils traversent un grand nombre de matériaux, y compris les vêtements, et agissent rapidement, que ce soit sous forme liquide ou de vapeur. Les habitants des régions kurdes remarquèrent, dans les années 1980, lors des attaques aériennes dont ils faisaient l'objet, l'odeur particulière du gaz moutarde : «Une odeur d'ail et de fruits pourris m'a d'abord mis en alerte, puis les gens que je croisais se plaignaient de ne plus pouvoir respirer, ils avaient de violentes quintes de toux et des brûlures aux yeux.»
Les suffocants, comme le chlore ou le phosgène, détruisent rapidement les poumons et les voies respiratoires supérieures de manière irréversible. Les asphyxiants, comme l'acide cyanhydrique, interfèrent avec la capacité des cellules à utiliser ou à transporter l'oxygène. Ils entraînent une mort rapide après inhalation, comme dans les chambres à gaz des camps de concentration. Ils sont un exemple de double usage puisqu'ils servent aussi dans l'industrie minière, photographique, papetière, textile, et dans l'agriculture.
Enfin, les neurotoxiques organophosphorés se présentent sous une forme exacerbée de certains insecticides. Liquides à température ambiante, ils émettent des vapeurs qui pénètrent la peau même intacte, la muqueuse respiratoire et la cornée, mais aussi les intestins après ingestion de nourriture contaminée. Extrêmement toxiques, ils sont tous inodores, incolores, et peuvent se disperser en quelques heures. Pire, de nouvelles armes binaires continuent d'apparaître malgré les différentes conventions internationales. Créé à partir de deux substances apparemment inoffensives, leur mélange devient nocif à la suite d'un impact. Le régime irakien possédait plusieurs agents toxiques classés parmi les plus dangereux. Saddam Hussein, obnubilé par l'acquisition d'armes de tout type, avait réussi à constituer des stocks très importants, et il est évident que des entreprises étrangères lui ont fourni les substances à partir desquelles des scientifiques irakiens ont développé des armes de destruction massive.
Avec l'arrivée au pouvoir du parti Baas en 1963, la guerre contre les Kurdes ne cessa presque jamais. La destruction de 4 500 villages et de plusieurs villes s'accompagna de la dispersion de millions de mines antipersonnel et de l'utilisation de défoliants à grande échelle, entraînant une déforestation massive, la dévastation des zones agricoles, de la faune et de la flore. En 1980, la guerre déclenchée contre l'Iran de Khomeyni sert à justifier un nouveau conflit interne contre les Kurdes, désormais qualifiés de «saboteurs» et de «traîtres à l'Irak». Le point culminant de la répression est marqué par les opérations de l'Anfal (nom d'un chapitre du Coran sur la guerre contre les infidèles, Anfal signifie «butin»), décrites par plusieurs organisations de défense des droits de l'homme comme un génocide. Au moins 100 000 personnes disparurent durant cette période, selon les dires d'Ali Hassan al-Majid, cousin de l'ancien président irakien. Surnommé Ali le Chimique, il appliqua de façon extrêmement violente, et avec des armes chimiques, le plan d'extermination de la population kurde. Le 16 mars 1988, plus de 5 000 victimes périrent ainsi dans la ville de Halabja. Les bombardements provoquèrent aussi des blessés par milliers et trente à quarante mille contaminations. L'organisation de défense des droits humains Middle East Watch démontra également que les armes chimiques furent utilisées onze mois avant Halabja et recensa quarante attaques sur différentes zones entre avril 1987 et août 1988.
Les preuves s'accumulant, en mars puis en novembre de la même année, le régime irakien, assuré de son impunité, reconnut avoir utilisé des armes chimiques au Kurdistan, après avoir auparavant admis une violation des règles internationales du même ordre durant la guerre Iran-Irak. Mais si au moins sept missions des Nations unies, du CICR ou du ministère des Affaires étrangères américain examinèrent des patients dans les hôpitaux iraniens, aucune organisation n'enquêtera officiellement auprès des populations vivant sur place au Kurdistan irakien. Et jamais les Nations unies n'effectueront de prélèvements dans les régions contaminées situées à l'intérieur de l'Irak.
S'agissant d'un conflit interne, aucun mécanisme de protection ne fut déclenché, malgré les témoignages dénonçant les bombardements et demandant à la communauté internationale de les faire cesser. Suivant le principe de souveraineté et de non-ingérence dans les affaires intérieures de l'Irak, les Etats membres des Nations unies n'ont pas, pour des raisons politiques et géostratégiques, tenté d'enquêter sur ces crimes et a fortiori d'apporter une aide internationale aux victimes sans l'autorisation des dirigeants irakiens. L'implication de plusieurs pays dans l'acquisition de technologies nécessaires à la création d'un arsenal chimique n'est sans doute pas étrangère à ce manque de volonté politique...
Les champs de la mort, l'archéologue allemande Singe Caren Stoyke les a explorés...
288 fosses communes ont été localisées en Irak ; et le nombre des personnes portées disparues est estimé à un million. Les crimes contre l'humanité perpétrés par Saddam Hussein n'ont jamais été un secret. L'existence des fosses communes, la réalité des massacres de civils ont toujours été connues des gouvernements occidentaux. Saddam Hussein n'a pas eu à dissimuler ses activités ; il était tacitement soutenu et protégé par les Occidentaux, car, en s'opposant à l'Iran, il était utile.
Les Irakiens connaissent également la réalité de ces charniers. Des convois militaires ont traversé les villes, bondés de prisonniers civils, pour repartir vides. Les habitants résidant à proximité des sites d'exécution ont entendu les cris des hommes, des femmes et des enfants. Ils ont entendu les tirs suivis par le silence. Durant mon travail sur les fosses communes en Irak, j'ai découvert que les chiffres avaient perdu toute signification : 200 000 Kurdes assassinés, des dizaines de milliers de chiites, des milliers de prisonniers de guerre... Les enquêtes portant sur les charniers répondent à une nécessité urgente : le peuple irakien doit connaître le destin des personnes portées manquantes. Les exhumations médico-légales, ayant pour tâche de réunir des preuves contre le précédent régime baasiste, ne recouvrent qu'une proportion minime des charniers.
Des échantillons d'ADN des victimes de la campagne de l'Anfal, des Kurdes faylis, des Barzani, des chiites et sunnites, etc., seront exhumés et serviront de preuves contre le précédent régime baasiste devant le Tribunal spécial irakien. Ces exhumations sont réalisées par des experts du Bureau de liaison des crimes du régime (BLCR, supervisé par les Américains), mais ces enquêtes ont surtout un but humanitaire : le rapatriement et l'identification des victimes. Pour les familles, le cauchemar qu'a été le règne de Saddam Hussein ne se terminera pas tant qu'elles ne seront pas certaines du destin de leurs disparus.
Quelle justice pour Saddam ? Professeur à l'université de Montréal, spécialiste du droit civil et du droit constitutionnel, André Poupart aborde cette question.
Il est paradoxal que ce soit les Etats-Unis qui veuillent imposer la démocratie et la tenue d'un procès irréprochable à Saddam Hussein, alors qu'ils ont envahi le pays sous de faux prétextes qui permettent au secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, de soutenir que cette invasion est illégale. La vérité est imposée par la force au nom de mensonges ou, au mieux, d'affirmations très contestables à l'époque et reconnues fausses aujourd'hui. Cette façon de justifier l'emploi de la force mine la démarche américaine depuis sa conception. La contamination du procès de Saddam Hussein par la fausseté ou l'illégitimité doit être évitée. La carrière de Saddam Hussein, ses brutalités et ses crimes pouvaient légitimer une intervention de la communauté internationale. Rien ne justifiait l'emploi de la tromperie et de la fourberie au siège même des Nations unies et devant toute la communauté internationale, sinon les traumatismes de l'empire spectaculairement agressé le 11 septembre 2001. Vulnérable sur son propre terrain, il fallait attaquer l'ennemi chez lui, porter la guerre chez l'agresseur. En fonction de cette analyse, les conditions locales d'organisation du procès de Saddam Hussein et de ses acolytes peuvent varier et produire des transformations majeures pour l'évolution et la conclusion du procès...
Le procès de Nuremberg est passé à l'Histoire comme un exemple de justice des vainqueurs contre les vaincus, mais également comme une contribution majeure au développement du droit et de la justice criminelle internationale. Les premières phases de la libération de l'Irak n'ayant pas, bien au contraire, donné les résultats escomptés, le procès de Saddam Hussein représente une des dernières occasions non pas de légitimer l'intervention militaire, mais de mettre en oeuvre des principes de justice proclamés à la face du monde. Le développement d'un système judiciaire reconnu comme l'ultime arbitre en cas de conflit constituerait un gain majeur, à la fois pour le respect des droits des individus et, éventuellement, pour le fonctionnement d'institutions politiques fédérales. En ce sens, le procès de Saddam Hussein et de ses acolytes sera prémonitoire. S'il faut identifier une règle de droit plus déterminante pour le succès du procès des responsables de l'ancien régime, je retiendrai le droit à un procès public en Irak.