Libération | ParLaurent Joffrin | mercredi 4 avril 2018
Dans son dernier livre, le philosophe scrute la géopolitique qui est à l’œuvre pour décider du destin du peuple kurde.
Dans son dernier livre, le philosophe scrute la géopolitique qui est à l’œuvre pour décider du destin du peuple kurde.
Incorrigible BHL… Au milieu de développements géopolitiques, il aime à semer quelques mines polémiques qui susciteront l’indignation de ses adversaires, toujours aussi nombreux et virulents. C’est ainsi qu’il ressuscite l’embarrassante histoire du changement de nom de l’Iran, qui lui paraît prémonitoire, là où beaucoup d’historiens ne voient d’un méandre subalterne de la longue histoire de la civilisation persane. En 1935, Reza Pahlavi, «rois des rois» de l’Empire perse, monté sur le trône restauré à la suite d’un coup d’Etat militaire, décide que son pays s’appellera désormais «l’Iran». Pourquoi ce changement, désormais passé dans les mœurs ? Parce que le nouveau maître du vieil empire de Xerxès voit à cette époque monter un Empire occidental offensif et énergique, le IIIe Reich d’Adolf Hitler. Soucieux de s’arrimer à ce char impérieux, le chah de Perse impose ce nom d’Iran qui veut dire «aryen» en persan. L’Iran devient donc, lui aussi, le pays des Aryens, ceux dont les nazis ont proclamé la vocation à dominer le monde. A cela s’ajoutent les compromissions plus connues du nationalisme arabe avec les hitlériens, entre les palinodies criminelles du grand mufti de Jérusalem et les liens plus ou moins solides noués entre les Frères musulmans ou les futurs baasistes avec le régime abattu en 1945. Ainsi la «vague brune» (dixit BHL), qui monte dans plusieurs démocratures musulmanes, trouverait son origine dans une complicité avec les nazis. Les historiens en débattront. Effet garanti…
Ce rappel nourrit quelques pages d’une fresque mondiale cursive et altière qui pourrait s’intituler : «Le monde vu du Kurdistan». Depuis plusieurs années, BHL a pris fait et cause, à juste raison, pour le petit peuple écartelé aux confins de l’Iran de la Turquie et de la Syrie. Il en a tiré un film, Peshmerga, et maintenant un livre, l’Empire et les cinq rois. Enrôlés par la coalition anti-Daech montée par les Occidentaux, les Kurdes ont pris plus que leur part dans la chute de l’Etat islamique. Mais une fois la mission accomplie, ces puissances sont revenues à leurs affaires, laissant Turquie, Iran et Irak prendre leur revanche sur ces auxiliaires qu’ils jugent importuns. Vue par ce peuple abandonné, l’arène planétaire est désormais dominée par l’affrontement plus ou moins feutré d’un empire sur le retrait, l’Empire américain tombé aux mains d’un animateur de télé-réalité, et de cinq régimes à l’offensive, qui soupirent après une grandeur perdue : la Russie de Poutine qui veut reconstituer l’URSS par d’autres moyens, la Turquie d’Erdogan héritière des Ottomans, la monarchie des Saoud en quête d’une domination régionale, la Chine de Xi Jinping qui veut restaurer la grandeur de l’empire du Milieu, et enfin l’Iran des mollahs corrompus qui rêve de la puissance révolue du grand Cyrus. Utile clé de lecture qui dessine un avenir difficile où seule l’Europe peut encore faire entendre une voix raisonnable. A condition qu’il y ait une Europe…
Dédiant son livre aux Kurdes martyrisés, BHL se retourne avec un brin de mélancolie sur son parcours de militant de l’ingérence, cette politique qui veut se porter au secours, serait-ce par la force, aux démocrates du monde. «Quand je regarde en arrière, écrit BHL, je pense […] que d’avoir affirmé contre vents et marées que la liberté n’a pas de frontière et qu’aucun souverainisme ne devait nous empêcher de porter secours à des hommes en péril dont les maîtres confondent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes avec le droit de disposer des peuples, est ce que ma génération a fait de meilleur.» Ultima verba d’un mouvement dont l’affirmation de valeurs universelles reste une boussole essentielle. Quand on compare cette stratégie à la non-intervention en Syrie, on réévalue son rôle.
Pourtant, le bilan est en demi-teinte. Pourquoi, plusieurs fois, ces interventions menées au nom du bien démocratique ont-elles si mal tourné, par exemple en Afghanistan, en Irak, en Libye ? Dérive des grandes démocraties qui se perdent dans «l’empire du Rien» cathodique et numérique, réveil des tyrans qui mettent à profit les hésitations des premières ? Sans doute, et aussi parce que les intérêts géopolitiques des nations qui interviennent tendent à l’emporter sur les principes initiaux. Sans doute enfin parce que les peuples qu’on veut secourir s’impatientent vite d’une présence étrangère censée les libérer. On peut tout faire avec des baïonnettes, disent les militaires, sauf s’asseoir dessus. Renverser un régime tyrannique : on y arrive fort bien dès lors qu’on détient une supériorité guerrière. Reconstruire une nation sur ces ruines espérées, c’est une autre paire de manches. Une fois l’offensive lancée, il faut un plan, un projet, un avenir qu’on dessine. Détruire, disent-ils. Mais de construire, on oublie souvent. C’est la vraie critique qu’on peut faire à BHL, bien plus que celle de sa méthode médiatique, sources de tant de philippiques un peu vides. Les droits de l’homme sont un principe. Il leur manque une géopolitique. Voilà la question de fond. Objet de méditation urgent…