Des Turcs font la queue devant un bureau de change dans la rue Sakarya, à Ankara, le 20 décembre 2021. ADEM ALTAN / AFP
lemonde.fr | Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante) | le 27/12/2021
« En tant que musulman, je continuerai à faire tout ce que les décrets religieux exigent », a répondu le président à ses détracteurs, alors que la livre turque a perdu 45 % de sa valeur cette année, pénalisant notamment les ménages les plus modestes.
LETTRE D’ISTANBUL
La livre turque est volatile, les prix des denrées alimentaires flambent et de nombreux Turcs sont contraints de former de longues files d’attente pour acheter du pain à prix subventionné dans la plupart des grandes villes du pays. Leur pouvoir d’achat fond chaque jour un peu plus sous l’effet de la politique monétaire fantaisiste conduite par le président Recep Tayyip Erdogan. Convaincu que la baisse des taux est le meilleur remède pour lutter contre l’inflation, il mise sur une monnaie moins chère pour favoriser la croissance et stimuler les exportations.
A contre-courant de la tendance mondiale, quand la plupart des banques centrales relèvent le loyer de l’argent pour juguler l’inflation, la Banque centrale de Turquie a baissé son taux directeur à quatre reprises en quatre mois, sous la pression de M. Erdogan. Résultat, la livre turque a perdu plus de 45 % de sa valeur face au dollar cette année, ce qui a fait grimper les prix des produits importés (énergie, matières premières, engrais, produits chimiques, médicaments, composants électroniques) indispensables aux entreprises turques, aux agriculteurs et aux ménages.
Ces derniers sont les grands perdants du « nouveau modèle économique »imposé par le président. Contrairement aux entrepreneurs, qui ont vu leurs exportations atteindre un niveau record en novembre – une hausse de 33,4 % par rapport à 2020 –, les Turcs accumulent les déconvenues. Leurs économies s’évaporent, leur pouvoir d’achat s’étiole, tandis que le coût des produits de base ne cesse de grimper.
Les foyers les plus modestes, qui formaient jusqu’ici le socle de l’électorat islamo-conservateur, n’arrivent plus à faire bouillir la marmite. A Istanbul, les files d’attente pour le pain sont visibles aussi bien dans la péninsule historique de Fatih que dans les quartiers périphériques de la mégapole de 16 millions d’habitants.
Un « pain du peuple » deux fois moins cher
« Le pain est devenu la base de mon alimentation, je ne peux rien acheter d’autre. La viande et les légumes sont inabordables », murmure une jeune étudiante, capuche sur la tête, qui refuse de dire son nom tandis qu’elle fait la queue dans le quartier de Sisli, sur la rive européenne d’Istanbul. Elle vient chaque jour au kiosque municipal pour acheter le « pain du peuple », vendu deux fois moins cher que dans les boulangeries.
Gérés par la municipalité d’Istanbul, aux mains de l’opposition kémaliste depuis 2019, 393 kiosques dispersés à travers toute la ville proposent, pour 1,25 livre turque (environ 7 centimes d’euro), ce pain court de 250 grammes, contre 2,50 livres pour un pain de poids souvent inférieur chez le boulanger. Commercialisé depuis la fin des années 1970, le « pain du peuple » n’a jamais été aussi demandé.
Pris à la gorge par l’inflation (officiellement 21 % sur un an en novembre), les Turcs les plus défavorisés se ruent sur ces kiosques, devenus le recours ultime des ménagères, des retraités, des étudiants et des chômeurs, lesquels repartent avec trois ou quatre pains emballés dans des sacs en plastique. Dans la file des clients à Sisli, la parole est rare, sauf quand la colère l’emporte sur la honte. « Je n’ai pas de travail et rien à mettre sur la table ! Ce gouvernement se moque de nous… », lâche un homme au visage émacié.
Personne ou presque ne souhaite décliner son nom, sachant que la moindre critique peut mener droit au tribunal. Pour avoir diffusé des interviews de passants mécontents, trois propriétaires de chaînes YouTube, Arif Kocabiyik, le fondateur d’Ilave V, Hasan Köksoy, le propriétaire de Kendine Muhabir, et Turan Kural, de la chaîne Sade Vatandaş, ont été arrêtés le 12 décembre puis placés en résidence surveillée avec interdiction de quitter le pays en attendant leur jugement.
« N’attendez rien d’autre de moi »
Conscient qu’il existe « des problèmes dans la vie du peuple », le président a annoncé, le 16 décembre, une hausse de 50 % du salaire minimum, relevé à 4 250 livres turques, contre 2 825 livres précédemment. Une mesure aussitôt critiquée par Ali Babacan, le chef du parti de la démocratie et du progrès (DEVA, opposition), qui fut, de 2009 à 2014, ministre de l’économie. La hausse du salaire minimum, note-t-il, sera réduite à néant par l’inflation devenue « chronique » : « Les travailleurs n’auront pas le temps de la dépenser. »
Pour faire taire les critiques, notamment celles de l’organisation patronale Tüsiad, dont les représentants exhortent le gouvernement à revenir « aux fondamentaux de la science économique », le président a remis les pendules à l’heure. Sa politique monétaire sera déterminée par les principes du Coran. « N’attendez rien d’autre de moi », a-t-il déclaré dimanche 19 décembre au soir, dans un discours aux allures de prêche diffusé à la télévision. « En tant que musulman, je continuerai à faire tout ce que les décrets religieux exigent », a-t-il ajouté, en référence aux interdictions émises par l’islam à propos de l’usure.
Rattrapé, quelques jours plus tard, par la chute abyssale de la livre turque, M. Erdogan a dû mettre de l’eau dans son thé. D’où sa promesse, faite lundi 20 décembre, d’indemniser les détenteurs de dépôts en livres dans les banques en cas de nouvelle dépréciation de la monnaie, ce qui revient à augmenter les taux d’intérêt sans le dire.
Dans la foulée, la livre s’est appréciée. Dans la nuit de lundi à mardi, les banques ont converti en livres jusqu’à 1,5 milliard de dollars de dépôts. Pas sûr que cette mesure suffise à rétablir la confiance en la monnaie turque, dans un pays où plus de la moitié des dépôts bancaires des épargnants sont libellés en devises étrangères, notamment en dollars.
Marie Jégo (Istanbul, correspondante)