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Liberation.fr | Par BERNARD GUETTA
Sur cette langue de terre, entre montagnes et vallées, la Syrie n’est plus qu’un long doigt planté dans l’Irak.
L’herbe est verte, le soleil radieux et ces deux pays se mêlent ici, d’autant plus intimement que, des deux côtés d’une frontière tracée par les Empires français et britannique aux lendemains de la Première Guerre mondiale, vivent uniquement des Kurdes, unis par une même langue et un long drame, celui d’un peuple persécuté et sans Etat, dispersé entre Iran, Syrie, Irak et Turquie.
Chaque jour, quelque sept cents réfugiés kurdes de Syrie arrivent donc au Kurdistan irakien, affluent vers le camp de Domiz et y étendent un village de tentes, bientôt un bourg où l’histoire, les relations internationales, les incessants progrès et reculs de la civilisation et la capacité de survie de l’espèce humaine se lisent à livre ouvert.
Si vous pensez que l’ONU ne sert à rien, demandez-vous ce que feraient ces familles démunies de tout sans le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), qui leur fournit tentes, rations alimentaires et soins médicaux. Ici comme ailleurs, la solidarité internationale est tragiquement insuffisante mais elle existe, institutionnalisée par ce Parlement du monde que sont les Nations unies.
Si vous pensez que l’Union européenne n’existe pas, regardez le panneau où s’affichent les drapeaux des pays qui financent ce camp, et vous n’y verrez ni la France, ni l’Allemagne, ni l’Italie, mais l’Union à la bannière bleue qui fournit plus de 50 % de l’aide humanitaire aux Syriens et qui, vue d’ici, existe bel et bien, même si elle n’est encore qu’un nain politique.
Si vous avez fini par croire que toutes les causes sont vaines et que rien ne vaut d’autre que cultiver son jardin, dites à un Kurde que vous êtes français et vous l’entendrez aussitôt déifier la «Mère des Kurdes», Danielle Mitterrand, qui incarne pour ce peuple le soutien que tant de défenseurs français des droits de l’homme lui ont apporté depuis plus de trente ans.
Face au regard perdu des gosses de Domiz, on a comme honte de venir de cette Europe qui ne sait plus ce que sont l’utopie créatrice, l’espoir, la volonté, les défis à relever, mais attention ! Pas de naïveté pour autant. Contrairement aux autres pays d’accueil des réfugiés syriens, le Kurdistan irakien les laisse sortir de leur camp et aller chercher du travail dans ses villes et villages. «Ils sont les parias que nous étions du temps de Saddam…», entend-on partout. Emouvant, mais la réalité est souvent moins belle. Devenu totalement autonome depuis la chute de Saddam Hussein, le Kurdistan irakien est en plein boom économique. Dès l’aube, les grues font sortir de terre de nouveaux bâtiments, les étals débordent de tout, les taxis sont pleins, les voitures neuves. La main-d’œuvre qualifiée manque et ces réfugiés syriens, assez formés pour avoir tenté la fuite, sont donc une aubaine que l’on exploite sans vergogne en les sous-payant honteusement.
La solidarité kurde est une chose. La loi de l’offre et de la demande en est une autre et, à Domiz, on ne sait plus si le rêve séculaire du Grand Kurdistan est en train de prendre forme ou de mourir au contraire. La frontière est abolie. Assad finira par tomber et il serait, désormais, improbable que l’Etat syrien reste assez fort pour s’opposer à une sécession kurde. Deux des Kurdistan sont, de fait, réunis. C’est un tournant de l’épopée kurde. Toute la région pourrait en exploser. La crise syrienne devient, toujours plus vite, une crise régionale, mais les Kurdes syriens ne semblent guère pressés de se lancer, demain, dans une guerre d’indépendance et les Kurdes irakiens ne paraissent pas tellement insatisfaits d’avoir un pied en Irak et l’autre dehors.
Loin de Bagdad et de ses attentats, ils aimantent toutes les grandes entreprises qui se servent d’eux comme d’une plateforme d’envol pour le reste de l’Irak le jour où il sera pacifié. Parfaitement tranquilles au sein d’un Etat faible, ils s’enrichissent à vue d’œil en commerçant avec tout le monde, l’Iran asphyxié par les sanctions internationales et, bien sûr, la Turquie, petit dragon régional à la croissance vertigineuse. Partout présente au Kurdistan irakien, la Turquie ascendante se réconcilie avec ses propres Kurdes pour se projeter dans ces Etats éclatés que sont l’Irak et la Syrie et s’affirmer, ainsi, comme l’incontournable puissance économique du Proche-Orient.
Domiz est une caisse de résonance de ces grands jeux croisés et c’est aussi bien l’histoire du siècle passé, celle des Empires européens et des dictatures postcoloniales, qu’on y lit que l’histoire immédiate, incertaine, sanglante et précipitée. Avec ses voitures asiatiques, ses portables finlandais et ses frontières mouvantes, ce camp dit tout le changement du monde et on y enrage en pensant à l’aveugle stupidité avec laquelle l’Europe ferme ses portes à la Turquie, «pays locomotive» qui pourrait être l’avant-garde de l’Union dans un Proche-Orient remis en mouvement.